Il y a des histoires qui ne s’inventent pas. Le décès de Serge Fiori en cette journée de Fête nationale en est une. En fait, toute l’histoire de Fiori aura été singulière. Celle d’un homme dont la carapace était bien trop fragile pour contenir l’incommensurable talent de cet artiste d’exception.
Peu nombreux sont les créateurs qui auront marqué leur génération avec autant de force. Un impact durable, solide. Supporté par une œuvre magistrale qui nous habite depuis 50 ans. Des musiques composées par un gars en tout début de vingtaine, ne l’oublions jamais. Les albums du groupe Harmonium, Fiori les a enregistrés alors qu’il était âgé de 21 ans (Harmonium), 23 ans (Si on avait besoin d’une cinquième saison) et 24 ans (L’Heptade). Des travaux d’une maturité étonnante pour un musicien aussi jeune. Créés par un être dont l’inspiration dépassait nettement celle de ses pairs de quelques têtes…
Trois albums, c’est bien peu quand on y pense. Et pourtant, ça suffit largement pour mesurer l’ampleur du legs de Serge Fiori et de son groupe. Encore aujourd’hui, pour la plupart des artistes d’ici, la discographie d’Harmonium fait office de référence. Pour la brillance des arrangements et la qualité de la production rarement égalée jusqu’à maintenant.
Fiori fut, un peu comme l’illustre Brian Wilson des Beach Boys — qui nous a incidemment quittés lui aussi la semaine dernière — un peu victime de son talent. Paralysé par son anxiété, écrasé par une machine qui se fie aux créateurs sensibles pour faire rouler des imprimantes à cash. L’un et l’autre ont dû éventuellement retourner régulièrement dans leur tanière, bien mal outillés pour endurer une telle pression.
À VOIR AUSSI | «Il marquera toutes les Fêtes nationales à venir»: Émue, Guylaine Tremblay rend hommage à Serge Fiori
Les débuts de l’industrie musicale québécoise
Il faut se replacer dans un contexte particulier pour comprendre l’énorme défi auquel Fiori était exposé. À l’époque, Harmonium était ce qu’il y avait de plus gros dans la première poussée de croissance de ce que l’on appelle « l’industrie musicale » québécoise. Le spectacle de la tournée de L’Heptade atteignait des sommets de complexité, tant au niveau technique qu’artistique.
Il fallait être là, au Centre Sportif de l’Université de Montréal en 1977. Là où ce concert fut offert dans tout son gigantisme. Avec des projections sur un tulle placé à l’avant-scène. Avec des images de nuages qui nous donnaient l’Impression que c’était Fiori lui-même qui s’envolait comme un sage avec sa guitare douze cordes.
Un être à fleur de peau
Nous l’écoutions religieusement, fervents dévots qui se recueillaient dans un temple des temps modernes, imprégnés de vapeurs d’herbe et de patchouli. Devant moi, une fille agitait bien haut une moppe à plancher dans l’espoir d’être vue par celui qu’elle vénérait comme un messie enfin débarqué. J’ai su par la suite que la fanatique en question ne ratait aucun office donné par Harmonium, peu importe la ville, et que Fiori, terrorisé par tant d’obsession, la fuyait soir après soir, en utilisant tous les subterfuges possibles.
Sans blague, au milieu de cette enflure, se trouvait un être à fleur de peau pour qui tout un chacun échafaudait des projets internationaux. Les ouvertures étaient là, les invitations étaient sérieuses. Et la tentation était trop belle, voire inédite, pour le Québec de vouloir se faire entendre ailleurs. Au bout du compte, cette chaleur fut insupportable pour le principal concerné. Et exactement comme l’a vécu ce Québec plein de promesses des années 70, le début des années 80 fut le théâtre d’un cruel rappel qui est venu rabattre nos ambitions les plus enthousiastes.
La fin du «flower power»
Je me souviens fort bien de ce qui allait être la dernière prestation publique d’Harmonium. C’était le 9 septembre 1978 dans le cadre du spectacle Sur le gazon, sous les étoiles, en ville, au Parc Jarry. Un concert-fleuve mettant en vedette une dizaine de vedettes musicales du moment. Harmonium clôturait le programme. Ça allait de soi, bien entendu.
Ce dont je me rappelle surtout, c’était que du froid était glacial qui traversait nos couvertes indiennes et que Fiori, malgré de beaux efforts, semblait avoir envie d’être ailleurs. Sans le savoir, j’assistais à la fin de notre flower power à nous, celui des années 70 qui nous rappellent une époque chérie, mais indiscutablement révolue.
Deux cent milles à l’heure
Par la suite, Serge Fiori a ponctuellement repris le collier avec divers projets. On parle ici de son album avec Richard Séguin (Deux cents nuits à l’heure) et de ses efforts en solo de 1986 et de 2014. Mais, chaque fois, il a été accueilli avec une ferveur que l’on qualifiera de surdimensionnée. Toutes ces sorties, sans exception, ont poussé l’artiste à battre en retraite. Comme si l’attention qu’il suscitait lui faisait plus de mal que de bien. N’est pas musicien parmi tant d’autres qui veut…
À VOIR AUSSI | Serge Fiori «doit être fier de partir un 24 juin»: Julie Snyder se souvient du chanteur d'Harmonium
Parfois, Fiori lui-même se laissait prendre au jeu. Combien de fois a-t-il laissé poindre la possibilité de remonter sur scène pour offrir sa musique. Dans des contextes intimes, discrets. Dans un anonymat qui, malheureusement, lui échappait systématiquement. Même ces idées qui l’amenait à viser petit étaient encore trop grosses pour lui.
Restera donc la musique et ses chansons, celles qui meublent nos mémoires et nos cœurs depuis si longtemps. La ferveur des autres se chargera de lui faire parvenir des charges d’affection qu’il pourra maintenant accepter sans craindre d’être étouffé.
L’homme qui avait dû s’éclipser bien avant de nous quitter n’aura jamais pu maîtriser un mythe qui aura été beaucoup trop grand pour lui.
