«Si la liberté d’expression se limite aux idées qui nous conviennent, ce n’est pas la liberté d’expression.»
– Noam Chomsky
Un peu de droit
Chomsky, comme souvent, a tout juste. Reste que cette même liberté d’expression se veut une bête sauvage, au comportement imprévisible et aux contours flous. C’est la notion de droit constitutionnel la plus incertaine, m’amusais-je à dire à mes étudiants, peu rassurés par mes propres doutes.
Parce que si elle est névralgique à toute démocratie, et si l’élastique de sa latitude est archisouple. Il n’en demeure pas moins que certaines limites intrinsèques, rares, sont impératives.
Les questions, maintenant: qui en assure les paramètres, et quels sont-ils?
Réponse à la première: le Parlement, bien entendu, pourvu qu’il respecte le carré de sable imposé par la garantie constitutionnelle.
À la deuxième? Disons que c’est pas mal plus complexe, sensible et hasardeux. Un peu normal, cela dit, les lignes du propos légalement inadmissible variant nécessairement d’un individu à l’autre.
Alors donc? Réponse courte: le propos provocateur, méchant, grinçant et déplaisant sera essentiellement protégé, c’est-à-dire permis. Et pourquoi? Afin d’assurer la dissidence, fondamentale en démocratie, et ainsi éviter que l’État, juges compris, ait à jouer aux censeurs quotidiens.
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De Kundera à Mike Ward
Vous avez déjà lu La plaisanterie, de Kundera? Un chef-d’œuvre propre au concept, que je recommande. Un jeune enrôlé dans la brigade communiste tchèque se fait canner par les autorités pour une blague tout étudiante, mais dérangeante pour l’hégémonie idéologique en place. Voilà la valeur de la valeur, si je puis dire.
Autre exemple plus contemporain, près de nous: l’affaire Ward c. Gabriel. Tout le monde aura eu, ou a encore, son opinion sur la fameuse «blague» du premier. La Cour suprême, ayant à discuter des limites applicables, exonère Ward en affirmant notamment que:
[…] l’exercice de la liberté d’expression présuppose, en même temps qu’il alimente, la tolérance de la société envers les expressions impopulaires, désobligeantes ou répugnantes.
Elle poursuit:
Les limites à la liberté d’expression se justifient lorsqu’il existe, dans un contexte donné, des raisons sérieuses de craindre un préjudice suffisamment précis auquel le discernement et le jugement critique de l’auditoire ne sauraient faire obstacle ou lorsque la liberté d’expression sert à diffuser des propos qui ont pour effet de forcer certaines personnes à défendre leur propre humanité fondamentale ou leur propre statut social avant même d’être admises à participer au débat démocratique.[1]
Si cette décision de la Cour s’inscrivait dans un contexte civil, reste que les balises énoncées s’assimilent à ce que l’on retrouve dans le Code criminel, nommément à son article 319:
Incitation publique à la haine
319 (1) Quiconque, par la communication de déclarations en un endroit public, incite à la haine contre un groupe identifiable, lorsqu’une telle incitation est susceptible d’entraîner une violation de la paix, est coupable […] :
Et:
Fomenter volontairement la haine
319 (2) Quiconque, par la communication de déclarations autrement que dans une conversation privée, fomente volontairement la haine contre un groupe identifiable est coupable […] :
Des limites assez lousses et repoussées, merci, comme il se doit, d’ailleurs.
Avortement et le droit de manifester
Et tout ceci nous mène à deux récents événements québécois qui ont fouetté, comme à chaque fois où il est question de liberté d’expression, la jasette publique.
D’abord, la décision de la Cour supérieure quant à la validité constitutionnelle de l’article 16.1 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux, visant à empêcher les manifestations «pro-vie» à moins de 50 mètres des terrains où se situent les cliniques d’avortement.
Contesté depuis 2019 par l’organisme Campagne Québec-Vie et deux de ses membres, lesquels invoquent leur liberté d’expression et droit de manifester pacifiquement et «d’interpeller les patientes [ainsi que le personnel] qui entrent et sortent des cliniques.»
La réponse, précise, de la Cour?
Que si la liberté d’expression est effectivement mise à mal par le Parlement québécois, reste qu’il s’agit d’une limite raisonnable au sens des chartes canadienne et québécoise, et que les droits à la vie privée et à la dignité des patientes doivent l’emporter, en l’espèce.
En bref, oui, la liberté d’expression, mais non comme absolu.
Parce qu’aucun droit, aussi fondamental et constitutionnel soit-il, ne sera dépourvu de contours. Suffit de trouver, même si le job est complexe, l’équilibre. Mon avis? Que la Cour tape ici dans le mille. Tu veux beugler contre l’avortement, intimider celles qui revendiquent ledit droit? OK. Fais-le. Mais (pas mal) plus loin.
Le pasteur-chanteur country à la sauce MAGA
Plus controversée se veut la mini-saga MAGA, soit l’histoire d’un hurluberlu nommé Sean Feucht, chanteur à ses heures et réactionnaire à temps plein. Il associe, entre autres choses, toutes femmes se faisant avorter au démon et Satan, idem pour les membres de la communauté LGBTQ+, en plus de suggérer la fusion de l’Église et de l’État (ça s’en vient, mon Sean), et que Trump se veut l’élu de Dieu (difficile, en effet, de trouver plus chrétien).
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La Ville de Montréal, mise au courant de la venue du moineau pour cause de spectacle, annule ce dernier sans préavis, invoquant: «Ce spectacle va à l’encontre des valeurs d’inclusion, de solidarité et de respect prônées à Montréal. La liberté d’expression est l’une de nos valeurs fondamentales, mais les propos haineux et discriminatoires sont inacceptables à Montréal.»
Mais comme Dieu est grand et surtout partout, une petite église sur le Plateau, la Ministerios Restauración, réchappe l’affaire et tend la main (de vous-savez-qui) présente à l’improviste le show honni, malgré l’absence de permis à cet égard. Une amende de 2500 $ lui sera collée.
Mes deux cennes? Que les limites de la liberté d’expression, discutées dans les paragraphes précédents, sont effectivement franchies, ici! Être pour Trump? Ouin, OK. Contre l’avortement. Ouin, OK. Mais associer ce dernier, et toute forme de diversité sexuelle au satanisme reflète, bien manifestement, un discours haineux à l’endroit de deux groupes facilement identifiables, portant ainsi atteinte, notamment à leur droit à la dignité.
Difficile et sensible, la censure? Bien entendu. Mais voilà le prix à payer afin de s’éviter des É.-U. nordiques, là où toutes les sauvageries semblent, chaque jour, davantage permises.
[1] Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) [2021] 3 RCS 176
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