Dans le rayon des (grands) bonheurs intellectuels de la vie: découvrir un classique nous ayant jusqu’alors échappé. Bonus lorsque ce dernier résume, voire annonce les tenants et aboutissants d’un enjeu toujours d’actualité.
C’est ainsi qu’un copain vient de me faire découvrir un de ces rarissimes bijoux: I comme Icare, film de Henri Verneuil, dont le rôle principal est joué à merveille par Yves Montand. La question de fond?
Réfléchir, essentiellement à cette question : comment naît le fascisme. Lors d’un échange à bâtons rompus, Montand, procureur responsable d’une enquête visant à déterminer si le président d’un pays quelconque fut assassiné par un tueur solitaire (je n’en dis pas plus, ça vous rappelle quelque chose ?), dans le cours de son enquête, pose la question suivante : comment un tyran en arrive-t-il à se faire obéir?
L’interlocuteur, un chercheur, se lance:
En morcelant les responsabilités. Un tyran a besoin avant tout d’un… État-tyran. Alors, il va recruter un million de petits tyrans fonctionnaires qui ont chacun une tâche banale à exécuter, et chacun va exécuter cette tâche avec compétence et sans remords.
Strident de vérité, il poursuit:
Personne ne se rendra compte qu’il est le millionième maillon de l’acte final. Les uns vont arrêter les victimes. Ils n’auront commis que de simples arrestations. D’autres vont conduire les victimes dans des camps. Ils n’auront fait que leur métier de mécaniciens de locomotive. Et l’administrateur du camp ouvrant ses portes n’aura fait que son devoir de prison. Bien entendu, on utilise les individus les plus cruels dans la violence finale. Mais à tous les maillons de la chaîne, on aura rendu l’obéissance confortable.
Boum. Froid dans le dos. On fait ici d’ailleurs un écho direct à un autre classique, le superbe Eichmann à Jérusalem, d’Hannah Arendt. Discourant sur la banalité du mal, la (fantastique) philosophe juive allemande utilise en filigrane le procès post-Holocauste d’Adolf Eichmann, dirigeant nazi relativement haut gradé. Elle en trace un portrait insignifiant, lui refusant celui de la bête ignoble pour lui préférer celui du simple petit fonctionnaire médiocre, béni-oui-oui du Troisième Reich. La démonstration est autant probante que percutante : le mal ne réside ainsi pas dans l’extraordinaire, mais bien dans les actions les plus banales, justement.
L’un dans l’autre, le film de Verneuil et l’essai d’Arendt brossent un portrait acéré du phénomène trumpiste en cours. Suffit d’un coup d’œil, même furtif, afin de s’en convaincre.
Le plan Project 2025, document de 900 pages préparé avant l’élection de Trump 2.0., est en fait bien en marche. L’idée, entre autres choses, se veut toute simple: remplacer les fonctionnaires idéologiquement récalcitrants par les amis du régime.
De petits et moyens décideurs, des semi-grands, et une tonne d’exécutants. Les ordres sont les ordres, après tout.
Pensons, aussi, à l’usurpation d’autorité. Les villes démocrates refusent l’envoi de la Garde nationale? Pas de souci, on balance et qu’elles aillent au diable.
Idem, bien entendu, pour la horde de macaques du ICE, investis dans chaque bourgade américaine, et répondant non à la Loi, mais uniquement au doigt et œil trumpistes.
Maintenant installée aux divers postes de commande, l’opération en route vers l’autoritarisme, si bien décrite dans le film susmentionné, poursuivra sa route en toute zénitude.
OK, mais les tribunaux, là-dedans ? D’ordinaire jugés chiens de garde de la démocratie, non ? Vrai. Mais à quelques conditions, dont celle d’une indépendance complète des autres pouvoirs. Or, sachant les nominations loufoquement partisanes, tant en Cour suprême qu’en instances inférieures, voilà qui la fout mal. S’ajoutent, bien entendu, les attaques, menaces et intimidations constantes, dont la violation d’ordonnances judiciaires rendues, l’arrestation de juge en exercice ou des poursuites judiciaires.
Sans limites, côté outrecuidance, Washington s’attaque maintenant aux décisions rendues à l’étranger, comme en fait foi les sanctions américaines, économiques et autres, imposées à la conjointe du juge brésilien ayant récemment condamné l’ex-président Bolsonaro, fidèle dévot trumpiste.
Obéir au tyran et, simultanément, banaliser le Mal.
Avertis, nous étions.
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