Radio-Canada se donne comme mission d’établir au cours des cinq prochaines années des partenariats avec des médias privés et communautaires pour renforcer l’écosystème médiatique, d’aller rejoindre les auditoires qui lui échappent au profit des plateformes numériques en investissant davantage celles-ci et d’élargir sa présence en région.
Ce sont là certains des axes forts de la Stratégie 2025-2030 de CBC/Radio-Canada qui sera dévoilée le 28 octobre prochain, que La Presse Canadienne a obtenue en primeur et dont la présidente-directrice générale de la société d'État, Marie-Philippe Bouchard, a accepté de discuter avec nous.
Partenariats avec les autres médias
La stratégie insiste sur «le rôle de pilier» que doit jouer CBC/Radio-Canada, affirmant qu’elle doit «en priorité démontrer un esprit de collaboration, nouer des partenariats avec des médias privés et communautaires, soutenir un écosystème fragile».
«Une société publique comme la nôtre doit créer de la valeur publique et donc, on prend acte de l'état dans lequel les médias se trouvent aujourd'hui, le rouleau compresseur des plateformes mondiales et des réseaux sociaux, l'impact de tout ça dans les habitudes de consommation», explique Mme Bouchard.
«Notre grand défi, c'est d'être plus robuste par rapport à l'impact et au poids des grandes plateformes étrangères, poursuit-elle. Sans uniformiser, sans perdre notre identité, il y a des endroits où on pourrait probablement trouver des solutions communes qui nous rendraient plus robustes collectivement.»
Elle donne l'exemple de coûts partagés pour des sondages ou encore d'ouvrir les portes aux plus petits médias, particulièrement du milieu communautaire. «Lorsqu'on a des services à partager ou à offrir, de les offrir à des conditions qui sont abordables pour ces médias-là. On a des locaux, on a de l'espace. On peut envisager de faciliter l'accès à (notre) actif à zéro coût ou à un coût réduit qui favorise l'équilibre budgétaire chez nos collègues.»
Elle avertit du même souffle que «ce ne sont pas des subventions; on ne se mettra pas à faire des chèques».
L’idée est audacieuse dans un contexte de concurrence féroce où les grands compétiteurs privés de la société d'État dénoncent sa présence sur le marché publicitaire alors qu'elle reçoit un soutien financier important du gouvernement fédéral. Il en va tout autrement des plus petits médias privés qui en arrachent et qui tendront sans doute l’oreille à toute offre de partenariat. On peut aussi présumer qu’un soutien radio-canadien aux médias communautaires serait fort bien accueilli, ceux-ci ayant souvent du mal à se maintenir à flot.
Marie-Philippe Bouchard fait toutefois valoir que même avec les grands, la collaboration existe déjà dans plusieurs activités, bien qu'elle reconnaisse «qu'il y a des entreprises qui voient de la concurrence partout. (...) Il y a des choses sur lesquelles on peut ne pas être d'accord de part et d'autre et puis c'est correct aussi.»
Pas question, précise-t-elle au passage, d'uniformiser le produit ou le point de vue. «Il faut qu'il y ait dans une démocratie et dans un milieu culturellement riche, plusieurs points de vue, plusieurs expressions culturelles», dit-elle en se positionnant comme une défenderesse de la pluralité des voix.
Rejoindre les jeunes
Radio-Canada reconnaît que l’ère numérique lui pose de nouveaux défis, au premier chef de rejoindre des segments de population qui la boudent, en l’occurrence les enfants et les jeunes, les nouveaux arrivants et ce qu’elle appelle les «non-utilisateurs ou les voix critiques». Du côté des jeunes francophones de 12 à 17 ans, par exemple, les données de la société d'État montrent que plus des trois quarts d'entre eux (78 %) connaissent les services de Radio-Canada, mais étant vissés au numérique, seulement le tiers (33 %) les utilisent.
La société d'État doit donc impérativement investir les plateformes qui lui font si mal, dit Marie-Philippe Bouchard. «Il y a des segments d'auditoires qui sont de grands utilisateurs de certaines plateformes mondiales et qu'on a de la difficulté à aller chercher dans nos plateformes traditionnelles, même numériques. Donc, il faut aller là où ils sont, avec des contenus qui sont propres aux codes, à la grammaire, si vous voulez, de ces plateformes-là, pour leur rendre le service auquel ils ont droit et espérer les garder dans le giron de la culture et de l'information canadienne.»
La société d’État précise qu’il lui «faudra cesser ou transformer certaines activités». Mme Bouchard n'a pas donné de précisions, mais a quand même reconnu qu'«il n'y a pas grand-chose qu'on peut laisser tomber sans impact».
Investir les régions
Comme tous les acteurs de l’industrie, la SRC constate dans son document que «l’information locale est en déclin et le journalisme perd du terrain dans les communautés». Elle entend donc consacrer «plus de ressources pour la couverture de l’actualité dans les régions: l’objectif est de financer une couverture supplémentaire et d'embaucher suffisamment de journalistes pour couvrir 15 à 20 communautés dont la population est supérieure à 50 000 habitants et qui n'ont actuellement aucune ou peu de présence locale de CBC/Radio-Canada», une intention qui sera certainement saluée par les régions en question à travers le Canada.
Un aperçu de cette démarche a d’ailleurs été dévoilé il y a deux semaines, avec l’annonce de l’ouverture d’un bureau-satellite à Lévis avec trois journalistes pour couvrir la région de Chaudière-Appalaches. Au Québec, les villes de Granby, Victoriaville, Joliette et Shawinigan ont aussi été identifiées, de même que celle de Saint-Jean au Nouveau-Brunswick.
Plus encore, la stratégie évoque également un soutien des médias locaux par un «partage des ressources et formations en partenariat avec d’autres médias et partenaires pour renforcer les écosystèmes locaux d’information», tel que mentionné plus haut.
CBC/Radio-Canada compte également mieux représenter les enfants pauvres de la couverture médiatique en promettant «plus de culture, de musique et de sport amateur» et «davantage de production vidéo locale dans les régions». Elle prévoit aussi «élargir le réseau des créateurs de contenu et des influenceurs à travers le pays, pour diversifier les points de vue et les perspectives et augmenter les contributions aux plateformes numériques». Il s'agit toutefois là d'un terrain glissant et Marie-Philippe Bouchard en est fort consciente: «Influenceur, pour le commun des mortels, ça veut dire quelqu'un qui se fait payer pour le contenu qu'il publie. (...) Nous, on a des normes, et pratiques journalistiques qui sont très claires sur ce plan-là. Si c'est du contenu qui provient d'un tiers, il est identifié comme tel et il ne faudrait pas qu'il s'agisse de contenu qui a comme seul but de faire de la promotion de produit.»
L'idée, dit-elle, est plutôt de se tourner vers «des gens qui font de façon totalement autonome des contenus qui ont un bassin de souscripteurs, qui ne font pas du placement de produit, si on parle d'information».
On peut cependant s’attendre à une forme de sous-traitance, puisqu’elle annonce une «augmentation des investissements dans la production indépendante: en français et en anglais, et pour le contenu autochtone». Les Premières Nations, Inuit et Métis occupent ainsi une grande place dans ce plan stratégique, qui fait référence aux communautés autochtones et au besoin de mieux les desservir à de nombreuses reprises.
Ramener la civilité avec l'IA
L’intelligence artificielle (IA) est également une préoccupation de CBC/Radio-Canada. Pour la présidente, l'utilisation de l'IA doit être transparente et limitée. «Il n'y a pas d'intelligence artificielle qui va être utilisée de quelque façon que ce soit pour aller directement publier du contenu, tranche-t-elle. L'important, c'est de toujours laisser l'humain comme déterminant ultime et garant de la fiabilité l'information qui est publiée.»
Puis, elle avance une notion étonnante: «On peut utiliser l'intelligence artificielle pour rétablir la civilité des débats. On fait des avancées très intéressantes avec des partenaires internationaux là-dessus, d'essayer de créer des environnements de discussion civile, de discussion publique, dans lequel on ne récompense pas la polarisation, dans lequel, au contraire, on favorise la nuance, la transparence avec l'aide de l'intelligence artificielle. L'intention, c'est de redonner un espace de discussion dans lequel on n'oppose pas les gens.»
Bien que l’on ait évacué l’acronyme ÉDI (équité, diversité, inclusion) de la stratégie, au cœur de nombreux débats dans le passé, il n’en reste pas moins que «la Société réaffirme que son engagement à faire progresser la vérité et la réconciliation avec les Inuit, les Métis et les Premières Nations et que ses responsabilités en matière de diversité, d’accessibilité, et environnementales restent une priorité claire à l’horizon 2030».

