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«On a un discours public qui est très axé sur le fait qu’on a une pénurie de main-d’œuvre en santé et services sociaux.»
Lorsqu'on prend en compte l'ensemble de la main-d'œuvre en santé, au privé comme au public, tous types de métier confondus, il n'y a pas de pénurie de personnel, indique une nouvelle étude de l'Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS). Il s'agit plutôt d'un exode des employés du public vers le privé, selon les données du marché de l’emploi.
C'est ce qu'explique Anne Plourde, chercheuse à l'IRIS qui est spécialisée dans les politiques de santé. Dans son étude publiée mardi, elle affirme que la main-d'œuvre totale en santé et services sociaux par habitant, provenant des secteurs public et privé, était 35 % plus élevée en 2022 qu’il y a 30 ans. Selon son analyse, il y a 132 000 personnes de plus qui exercent dans ce secteur qu’en 1991.
Dans son calcul, Mme Plourde tient compte du vieillissement de la population et de ses besoins plus importants. L'étude de l'IRIS souligne que les personnes de 65 ans et plus représentent 20 % de la population, mais elles comptent pour 47 % des dépenses en santé, c'est-à-dire 2,3 fois plus que leur poids démographique.
La chercheuse nuance que la pénurie est bien réelle pour les infirmières et que du côté des médecins les effectifs par habitant stagnent. Elle reconnaît que ces deux professions sont des piliers du système de santé québécois, notamment, dit-elle, parce que le système est davantage axé sur les soins curatifs que la prévention.
Même lorsqu'on écarte le vieillissement de la population, il y a une prévalence de certaines maladies qui seraient évitables s'il y avait une meilleure application de la prévention dans le système de santé, selon Mme Plourde.
«On a un discours public qui est très axé sur le fait qu’on a une pénurie de main-d’œuvre en santé et services sociaux, et c’est souvent présenté comme un fait incontestable, a déclaré en entrevue Mme Plourde. Mais quand on analyse les données, on constate que c’est plus complexe qu’on croit. Quand on regarde la main-d’œuvre dans son ensemble, incluant le secteur privé et le secteur public, on constate en fait qu’il y a plus de main-d’œuvre maintenant que dans les 30 dernières années.
«Dans le secteur public, là, il y a véritablement un manque chronique de main-d’œuvre depuis de nombreuses années.»
Mme Plourde compare les effectifs actuels à 1991 puisqu'il s'agit d'une époque où il y avait un surplus de personnel. Dans son étude, elle indique que «les effectifs du réseau public représentaient 86 % de l’ensemble de la population active en santé et services sociaux; cette proportion avait chuté à 54 % en 2022». L'IRIS estime qu'il faudrait ajouter quelque 45 000 employés pour retrouver le ratio de 1991.
«Le manque chronique de personnel qu’on constate dans le réseau public va s’aggraver si rien n’est fait pour rapatrier la main-d’œuvre qui est actuellement à l’extérieur du réseau public, s'inquiète Mme Plourde. Il y a aussi une nécessité de former davantage de main-d’œuvre pour arriver à combler les besoins éventuels.» La chercheuse affirme qu'il faut embaucher davantage que le manque d'employés actuel dans le réseau public, justement pour faire face aux besoins qui risquent de croître.
Mme Plourde est d'avis que les trois plus récentes réformes du système de santé au Québec — le virage ambulatoire, la réforme Couillard du début des années 2000 et la réforme Barrette de 2015 — ont toutes contribué à une dégradation des conditions de travail du personnel de la santé.
Comme argument, elle parle des heures supplémentaires dans le réseau public qui ont augmenté au fil des années. Elle soutient que la proportion de rémunération totale consacrée au temps supplémentaire (à ne pas confondre avec le temps supplémentaire obligatoire) est passée de 1 à 6 % entre 1991 et 2020.
Elle craint que le transfert du personnel du public vers le privé se poursuive avec la réforme de l'agence Santé Québec. «La réforme qui est mise en place actuellement va probablement malheureusement accentuer ces tendances au lieu de renverser la vapeur», soutient Mme Plourde.
Elle dénonce aussi les enjeux d’organisation dans le système de santé. «Le fait que nos services soient fortement centrés sur les médecins et les services curatifs fait en sorte que ça génère des problèmes d’accès parce qu’on ne mobilise pas suffisamment le reste de l’équipe multidisciplinaire», explique-t-elle.
Une foule d'autres professionnels, comme les physiothérapeutes, les travailleuses sociales, les ergothérapeutes et bien d'autres pourraient améliorer l'accès aux services. Ces professionnels sont disponibles en grand nombre, dit Mme Plourde, mais ils ne sont pas accessibles à l'ensemble de la population parce qu'ils se trouvent dans le secteur privé à but lucratif.