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Fillette martyre de Granby: tout le monde l'a échappé, conclut la coroner

Plusieurs signes avant-coureurs «laissaient présager» la tragédie, selon le rapport.

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Fillette martyre de Granby: tout le monde l'a échappé Fillette martyre de Granby: tout le monde l'a échappé

Le bureau du coroner a dévoilé mercredi le rapport de Me Géhane Kamel sur la mort de la fillette martyre de Granby, dont le décès survenu en avril 2019 a levé le voile sur les failles du filet social pour les enfants au Québec en plus de choquer la province.

Le rapport de la coroner Kamel dévoile de nombreux détails troublants sur les événements qui ont mené au décès de la petite fille de 7 ans à l’hôpital Fleurimont de Sherbrooke il y a plus de six ans.

Dans sa conclusion, la coroner Kamel cite les problèmes de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) dans les facteurs qui ont contribué à la tragédie, mais affirme que «la DPJ ne peut être seule à porter la responsabilité du bien-être des enfants ni à être blâmée lorsque survient un échec».

«Tout le monde l’a échappé. Ce n’est pas compliqué. Le médecin l’a échappé, le milieu éducatif l’a échappé, la DPJ l’a échappé, tout le monde a échappé cette enfant-là dans le système. Tout le monde doit porter son bout de blâme dans cette situation-là», a-t-elle mentionné en point de presse.

Me Kamel souhaite que les gens impliqués, de près et de loin, tirent des leçons de cette affaire.

«Ce drame ne relève pas uniquement du réseau hospitalier, de la DPJ ou du milieu scolaire», écrit-elle.

«Il engage la responsabilité de tous les acteurs: CLSC, protection de la jeunesse, éducation, justice, santé et, j’ose le dire, à chaque membre de cette société, qu’il soit parent ou simple citoyen.»
-Extrait du rapport de la coroner Kamel

«La pénurie de main-d’œuvre et l’attractivité limitée du travail d’intervenant à la DPJ demeurent des défis majeurs», écrit notamment Me Kamel. «La lourdeur et l’intensité de la tâche amènent plusieurs intervenants à quitter le milieu des services à la jeunesse, ce qui ne fait qu’aggraver la pénurie et nuire à la qualité des services offerts aux familles vulnérables. C’est un véritable exode d’intervenants.»

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Succession d'erreurs

Le grand public avait déjà accès depuis longtemps à certains des détails les plus troublants de l’histoire de petite, dont l’identité demeure en grande partie préservée dans le rapport de la coroner, par souci de réserve et de discrétion. Elle a été retrouvée recouverte de ruban adhésif, même sur la tête, ce qui a obstrué ses voies respiratoires.

Mais le rapport de la coroner va plus loin: à 7 ans, la fillette martyre de Granby était rachitique et avait le développement physique d’une fillette de 4 ans. Elle était suivie en psychiatrie en raison de graves problèmes de comportement et plusieurs experts recommandaient de ne pas la laisser seule avec sa belle-mère. Celle-ci a été reconnue coupable du meurtre non prémédité de l'enfant et de séquestration et condamnée à la prison à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle avant 13 ans.

La fillette était souvent séquestrée dans sa chambre, parfois sans accès aux toilettes, ce qui l’amenait à déféquer sur elle-même, par exemple.

Me Kamel a indiqué mercredi en conférence de presse qu'entre 2012 et le moment du décès de l’enfant, la police est venue à 24 reprises à la maison familiale. «Ce chiffre à lui seul aurait dû suffire à déclencher une analyse plus approfondie», a-t-elle expliqué.

Et au bout du compte, le filet social – le système d’éducation, le système de santé et même les policiers – n’ont pas su prévenir le pire malgré de nombreux avertissements. La fillette arrivait à l’école souvent affamée et parfois avec des bleus. Elle quêtait de la nourriture et mangeait dans la poubelle. Elle portait parfois des vêtements sales ou inappropriés.

La petite fille a aussi déjà confié que son père la faisait dormir sur le sol. Le père de l'enfant a été condamné à quatre ans de pénitencier en janvier 2022 après avoir plaidé coupable à une accusation réduite de séquestration.

De nombreux signalements ont été faits à la DPJ, mais peu ont fait l’objet d’interventions. La fillette de Granby est morte asphyxiée après avoir été enveloppée dans du ruban adhésif en avril 2019.

«Ne me laissez pas dans l'indifférence»

Me Kamel a raconté en conférence de presse mercredi que son enquête sur le décès de la petite fille aura «assurément été l'une de ses enquêtes les plus difficiles».

«Le décès d’un enfant c’est extrêmement difficile à rédiger et extrêmement difficile à accompagner. On souhaite toujours pouvoir dire "c’est le dernier drame"», a-t-elle confié aux journalistes présents.

Me Kamel invite d'ailleurs les citoyens et citoyennes du Québec à s'ouvrir à la situation des enfants et à ne plus fermer les yeux.

«Je suis toujours assez étonnée de voir passer sur les réseaux sociaux des publications de gens qui ont perdu un chien et que ces publications roulent en boucle. Quand il est question d’un enfant, d’enfants qui sont négligés, on n’a ce réflexe humain de dire "ça ne me regarde pas, je ne devrais pas m’en mêler […]"».

«J’espère que [X] nous aura enseigné ça aujourd’hui : ne me laissez pas dans l’indifférence, ne laissez aucun enfant dans l’indifférence au Québec.»
- Me Géhane Kamel, coroner

La petite fille de Granby

Le nom de la fillette de Granby a très peu été évoqué au fil des années, en raison notamment d’ordonnance du tribunal.

Mercredi, Me Kamel a pour la première fois mentionné son prénom en conférence de presse – le prénom de la jeune fille apparaît au dossier du coroner, mais sans son nom de famille.

Pourquoi seulement un R au lieu du nom de famille complet? «C’était par respect pour la famille et pour la fratrie, mais il n’était pas question pour moi d’écrire mon rapport en écrivant "la petite fille de Granby"».

«[…] Elle a un nom, elle a un prénom et je souhaitais qu’elle puisse, pour le dernier chapitre qu’on allait écrire sur elle, qu’elle quitte avec son prénom.»
- Me Géhane Kamel, coroner

Fillette martyre de Granby: 12 recommandations, incluant un suivi personnalisé obligatoire

Dans son rapport de 26 pages présenté mercredi matin, la coroner souligne que des «signes avant-coureurs laissaient présager cette tragédie» et affirme que la fillette de Granby «aurait dû être entendue». Elle se dit «convaincue que personne n'a agi de mauvaise foi» dans le système, mais constate que «chacun oeuvrait dans son propre silo, oubliant malheureusement l'essentiel».

En sachant que tous sont en quelque sorte impliqués dans la mort de la petite fille, la coroner Kamel émet 12 recommandations à la suite des événements – la plupart au ministère de la Santé, mais elles ratissent large. Des recommandations sont aussi destinées au Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), au ministère de la Sécurité publique, à Santé Québec, aux CIUSSS et CISSS, au Collège des médecins, au ministère de l’Éducation et au ministère de la Justice.

Selon la coroner Kamel, il faut d’abord mieux protéger les enfants. Cela passe par une meilleure coordination des services, un registre central des dossiers de la DPJ, davantage d’investissements dans les services de base, une adaptation des services aux clientèles plus vulnérables et un plan personnalisé obligatoire pour chaque enfant suivi par la DPJ.

À voir aussi | Fillette martyre de Granby: le fil des événements

Ensuite, dans les cas de maltraitance ou de négligence grave, comme ce qui est arrivé avec la fillette de martyre de Granby, il faut une systématisation du déclenchement d’interventions et une meilleure intégration des policiers dans les démarches.

Quant aux professionnels de la santé, la coroner Kamel est d’avis qu’il faut une meilleure formation des médecins en présence de cas douteux et plus de travailleurs sociaux dans les écoles, où il faut éviter les interruptions de services éducatifs à l’intention des enfants suivis par la DPJ.

Enfin, Me Kamel recommande des formations spécifiques aux superviseurs d’enquête et d’accélérer les processus judiciaires pour les jeunes de la DPJ.

Outre ses 12 recommandations, la coroner Kamel appuie celles de la Commission d'enquête sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, présidée par Régine Laurent.

Elle estime notamment que la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) devrait disposer de leviers pour maintenir une communication avec tous acteurs clés entourant les enfants avec qui elle travaille.

«Elle ne sera jamais oubliée»

En réaction au rapport d’investigation de Me Kamel sur le décès de la fillette, la directrice nationale de la protection de la jeunesse, Lesley Hill, a fat savoir qu’elle accueillait les recommandations de la coroner et que les gens de la DPJ étaient «engagés, de tout cœur, à faire une différence, afin d'éviter un sort aussi dramatique à d'autres enfants».

«Depuis le décès terrible de la petite [X], nous redoublons nos efforts pour constamment améliorer la protection des enfants. Plusieurs professionnels ont gravité autour de cette petite et de sa famille, et, pourtant, nous avons collectivement failli à notre tâche de la mettre à l'abri de la maltraitance. Le constat est consternant, et la blessure commune est vive, même plus de 6 ans après son départ», a-t-elle écrit dans un communiqué.

«Ces recommandations [à la coroner] sont un appel à l'action, et rappellent la responsabilité collective et l'importance de travailler ensemble pour protéger les enfants, tout en assurant un suivi étroit des situations à risque et une très grande rigueur des services de protection de la jeunesse. Il s'agit de notre mission et de notre devoir», a-t-elle conclu.

- Avec des informations de La Presse canadienne et en collaboration avec Jennifer Gravel, Noovo Info.