Le premier ministre du Canada, Mark Carney, est arrivé mercredi à Abou Dhabi, où il cherche à renforcer les liens avec les Émirats arabes unis dans des domaines comme l'intelligence artificielle, alors que le pays est accusé d'alimenter un génocide au Soudan.
La visite de M. Carney aux Émirats, la première d'un premier ministre canadien en exercice depuis 1983, ne prévoit pas de conférence de presse. Les hôtes émiratis ont aussi interdit aux médias d'assister aux réunions bilatérales que la plupart des pays ouvrent à la presse étrangère lors de visites de haut niveau.
Le ministre de l'Industrie des Émirats arabes unis, Sultan al-Jaber, a organisé une arrivée solennelle pour M. Carney, qui est descendu de son avion dans un couloir illuminé, encadré par des soldats armés en uniforme.
Les deux politiciens ont ensuite traversé le couloir pour rejoindre une grande salle circulaire, où des hommes en tenue traditionnelle leur ont servi du thé.
Les réunions de cette semaine ont pour objectif de susciter des investissements de la part des fonds souverains émiratis et du secteur privé, afin d'aider à diversifier l'économie canadienne en réponse à la guerre commerciale menée par les États-Unis.
Cette visite intervient après des années de négociations sur un accord de protection des investissements susceptible de renforcer les liens entre les secteurs privés des deux pays.
Alors que l'avion de M. Carney se rendait dans la région, Air Canada et Emirates ont annoncé la prolongation jusqu'en 2032 d'un accord signé il y a trois ans. Cette entente permet aux compagnies aériennes de commercialiser des sièges sur les vols de leurs partenaires, leur permettant ainsi de proposer des liaisons vers des destinations situées en dehors de leurs réseaux.
Au cours des dernières semaines, les Émirats ont subi une pression politique croissante, les groupes de défense des droits de l'homme, un panel des Nations unies et Washington ayant établi un lien entre les Émirats arabes unis et le soutien à une milice soudanaise se livrant à des violences ethniques choquantes, ce que les Émirats arabes unis nient.
La guerre civile entre l'armée soudanaise et les Forces de soutien rapide (FSR) a éclaté en avril 2023. Les FSR, une milice paramilitaire, ont succédé aux milices Janjawid qui ont perpétré le premier génocide au Darfour entre 2003 et 2005.
Les deux parties belligérantes ont bloqué l'entrée de l'aide humanitaire, et la violence et la famine ont provoqué la plus grande crise de déplacements de population au monde.
En janvier, l'administration sortante du président américain Joe Biden a déclaré que les FSR commettaient un nouveau génocide dans la région du Darfour et a sanctionné des entreprises des Émirats arabes unis accusées de fournir des armes aux militants avec le soutien du gouvernement.
Le Canada ne s'est pas joint aux États-Unis pour déclarer que la situation constituait un génocide.
Ces derniers mois, des membres des FSR ont publié sur les réseaux sociaux des vidéos macabres les montrant en train d'attaquer des groupes ethniques, notamment lors de fusillades massives dans des chambres d'hôpital. Le Laboratoire de recherche humanitaire de Yale affirme que des images satellites montrent des mares de sang, suggérant des massacres sur plusieurs sites.
Les organisations de défense des droits de la personne affirment que les avions censés transporter l'aide humanitaire des Émirats arabes unis vers le Soudan livrent régulièrement des armes à la place, en se basant sur le nombre de vols arrivant dans la région et l'apparition documentée d'armes étiquetées avec les détails d'expédition des Émirats arabes unis, tandis que l'or continue d'être exporté du Soudan vers les Émirats.
La semaine dernière, le secrétaire d'État américain, Marco Rubio, a indiqué que Washington savait qu'un pays spécifique soutenait les FSR et a ajouté que ce pays, dont le nom n'a pas été divulgué, devait cesser de le faire, ce qui a été largement interprété comme une réprimande à l'égard des Émirats.
Manque de fermeté du gouvernement
Manque de fermeté du gouvernementNicholas Coghlan, ancien ambassadeur du Canada au Soudan, s'est dit surpris de voir le gouvernement Carney refuser de dénoncer les Émirats arabes unis, dans des déclarations qui appellent plutôt tous les acteurs à ne pas alimenter le conflit.
M. Coghlan a fait valoir que le fait pour M. Carney de demander publiquement aux Émirats de respecter l'embargo sur les armes imposé par l'ONU à la région du Darfour ne causerait pas de crise diplomatique.
«Il semble y avoir une tendance excessive à tourner autour du pot, à essayer de ne froisser personne», a-t-il analysé dans une entrevue.
«Les Émirats jouent un rôle clé dans cette affaire. Il est tout simplement indéniable – même s'ils le nient – qu'ils sont le principal et le plus important soutien des FSR, qui est certainement le plus coupable des deux parties.»
L'ambassadeur des Émirats arabes unis au Canada n'était pas disponible pour une entrevue, mais sa délégation a écrit dans un communiqué qu'elle condamnait la violence des Forces de soutien rapide.
«Nous rejetons catégoriquement toute allégation selon laquelle nous aurions fourni une quelconque forme de soutien à l'une ou l'autre des parties belligérantes depuis le début de la guerre civile», a écrit l'ambassade.
Alors qu'un groupe d'experts de l'ONU sur le Soudan a déclaré qu'il existait des informations «crédibles» selon lesquelles les Émirats arabes unis armeraient les FSR, l'ambassade a fait valoir que le rapport «indique clairement qu'il n'existe aucune preuve tangible que les Émirats arabes unis ont apporté un quelconque soutien aux FSR ou sont impliqués dans le conflit».
L'ambassade a ajouté qu'elle respectait les normes internationales en matière de suivi des expéditions d'or et qu'elle évitait d'alimenter les conflits, ce qui «nous a permis de gagner la confiance des exportateurs du monde entier».
Selon Nicholas Coghlan, le Canada nuirait à sa réputation de défenseur de l'ordre international fondé sur des règles s'il ne demandait pas aux Émirats arabes unis de respecter l'embargo sur les armes et n'enquêtait pas sérieusement sur les allégations des groupes de défense des droits de la personne selon lesquelles des armes canadiennes parviennent au Soudan via les Émirats.
«Ceux qui suivent la situation au Soudan observeront attentivement la visite du premier ministre, a-t-il soutenu. Demander à un allié de se conformer à une résolution du Conseil de sécurité (des Nations unies) ne constitue en rien une violation du protocole diplomatique.»
Il a ajouté que l'absence de pression internationale avait permis aux FSR et aux forces armées soudanaises de créer un cycle de violence qui risque d'engloutir les pays voisins.
«Si les Émirats arabes unis avaient vraiment été mis sous pression il y a un an, avant qu'ils n'augmentent leurs ventes d'armes, nous n'aurions pas assisté au génocide qui, je dirais, est indéniablement en cours au Darfour», a estimé l'ancien ambassadeur.
Un fort potentiel d'investissement
Mark Carney devrait rencontrer jeudi et vendredi de hauts responsables gouvernementaux et des chefs d'entreprise avant de s'envoler pour l'Afrique du Sud pour le sommet des dirigeants du G20 ce week-end.
Le profil de pays en ligne d'Affaires mondiales Canada décrit les Émirats arabes unis comme ayant «un partenariat solide et diversifié» avec le Canada qui touche au commerce, au «renforcement de la sécurité régionale et mondiale» et à la réduction de la pauvreté dans d'autres pays, notamment pour les femmes et les filles. Les Émirats arabes unis ont été un partenaire privilégié du Canada dans la réinstallation des Afghans après la prise de pouvoir des talibans à Kaboul en 2021.
Ce riche État pétrolier s'est concentré sur les investissements dans les technologies vertes et la lutte contre le changement climatique, notamment grâce à ses fonds souverains massifs qui, selon Affaires mondiales Canada, «ont déjà injecté des capitaux considérables dans l’économie canadienne». Ottawa voit un potentiel d'investissement des Émirats arabes unis dans des secteurs tels que l'énergie, les technologies de l'information, les infrastructures et les soins de santé.
Le Canada exporte des armes, des produits aérospatiaux, des véhicules automobiles et des légumes vers les Émirats arabes unis, tandis que plus de la moitié des importations canadiennes en provenance des Émirats concernent le fer, l'acier et l'aluminium, ou des produits fabriqués à partir de ces métaux.
Les exportations canadiennes vers les Émirats ont évolué ces dernières années, les Émirats ayant importé de grandes quantités de canola après que la Chine a restreint les importations de cette culture en provenance du Canada entre 2019 et 2021. Les analystes estiment qu'une grande partie du canola arrivant aux Émirats arabes unis ces dernières années a été réexportée vers la Chine.
Le Canada et les Émirats arabes unis affirment tous deux vouloir promouvoir les droits de la personne à l'échelle mondiale, mais chaque gouvernement interprète ce concept différemment. Les Émirats arabes unis sont un pays majoritairement musulman qui se considère comme un rempart contre les formes oppressives de l'islam dans d'autres pays.

