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Maudit gazon

Une pelouse vert foncé, sans mauvaises herbes: qu’est-ce que cette image suscite en vous?

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(Montage Noovo Info | Envato)

Une pelouse vert foncé, sans mauvaises herbes, ni pissenlits, ni trèfles, bien coupée, touffue, sans aucune zone jaunie: qu’est-ce que cette image suscite en vous? Est-ce un symbole de réussite ou le signe que les propriétaires sont en déni des conséquences du changement climatique?

Je vous le dis tout de go: j’appartiens au deuxième clan. Je ne peux pas croire qu’en 2025, certaines personnes s’attardent aussi longtemps, aussi passionnément et avec autant de dévouement à l’entretien de leur gazon.

Je ne comprends pas. Expliquez-moi.

Je ne comprends pas mes voisins qui arrosent de 9h à 19h, sans aucune pause, leur terrain gazonné dans mon quartier. Non, il ne s’agit pas d’un nouvel aménagement. Et non, après vérification, ce n’était pas un oubli: c’était volontaire de leur part.

Le lendemain, malgré la pluie durant la nuit, ils ont arrosé tout l’après-midi et la soirée. Le jour suivant? De minuit à 14h.

Vous avez le droit de trouver cela anecdotique. Personnellement, je trouve cela pathétique… et plutôt choquant.

Partir en guerre

Je cherche les raisons d’une telle obsession. Si c’est pour l’esthétisme, cela est subjectif — et contestable. Un jardin, des fleurs, un potager, même un couvre-sol naturel, c’est joli, non?

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Je connais des gens tellement obnubilés par la quête du gazon parfait qu’ils en font de l’anxiété: ils chassent les moufettes et les marmottes, guettent le vers blanc, le moineau et le merle avec l’ardeur du soldat au front.

Non, mais ça va?

Est-ce qu’avoir une pelouse verdoyante est une chose culturelle ici au Québec? À en croire ses plus fervents défenseurs, regroupés dans une communauté active sur Facebook (le groupe Pelouse Québec compte 56 k membres), c’est carrément une religion.

Arroser ou boire?

Une religion qui, pourtant, doit être revue et corrigée à l’heure des changements climatiques. Nos étés sont chauds, très chauds. Avec des intempéries et des extrêmes, pluies diluviennes, orages violents, tornades, canicules, qui n’ont pas fini de nous surprendre.

Garder son gazon vert, ça coûte cher en eau potable. Cette eau recherchée désespérément par 25 % de la population de la planète qu’on utilise avec désinvolture, sans réfléchir, pour arroser la pelouse, la cour, le trottoir.

Vous ne trouvez pas cela ridicule, vous?

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Entretenir une pelouse «traditionnelle», c’est utiliser beaucoup d’eau, jusqu’à un tiers de la consommation d’eau résidentielle si on se fie à une recherche publiée en 2020 par l’Agence de protection de l’environnement des États-Unis.

Cercle vicieux

Et c’est aussi, pour bien des fanatiques de pelouse parfaite, une porte grande ouverte à l’abus de pesticides: selon ce même rapport, les gazons reçoivent jusqu’à dix fois plus de pesticides que les cultures agricoles, imaginez. Ces produits chimiques tuent les pollinisateurs comme les abeilles en plus de favoriser la multiplication d’espèces nuisibles. On tourne en rond là…

Malgré la crise écologique, malgré les alertes des environnementalistes et les avis de tous les spécialistes en horticulture, le gazon vert a encore la cote. Cette monoculture a beau ne pas être soutenable, on la louange encore, on entretient le mythe.

Si tu as un beau gazon, tu es à ton affaire, tu es sans doute une bonne personne, tu as une vie exemplaire.

Une vie réussie

Je ne sais pas à quel moment la transition se fera, à quel moment on valorisera la diminution de la place de la pelouse dans nos villes, dans nos quartiers. En ce moment, à travers la province, le gazon occupe entre 8 % et 20 % de l’espace des municipalités, selon une étude réalisée en avril 2024 par la Fondation Suzuki.

Le rapport a d’ailleurs donné naissance au mouvement Partage ta pelouse.

Cette invitation à agir localement est belle et louable. Mais elle n’émouvra pas ceux qui croient qu’un gazon impeccable, c’est synonyme d’une vie réussie, épanouie, organisée, riche.

Et cela n’atteindra certainement pas le cœur de mes voisins qui, tiens, tiens, viennent tout de juste de redémarrer leur système d’arrosage.

Maudit gazon.

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