Chroniques

Mark Carney et «l’intérêt national»

La nouvelle loi du gouvernement Carney a été contestée avant son adoption, en raison de son aspect antidémocratique.

Mis à jour

Publié

(Montage Noovo Info et La Presse canadienne)

Lorsqu’il est devenu chef du Parti libéral et premier ministre du Canada au printemps dernier, Mark Carney a annoncé plusieurs chantiers sur lesquels il comptait travailler. Parmi ceux-ci, on compte le projet de loi C-5 et la Loi visant à bâtir le Canada, adoptés en juin dans l’optique de favoriser la croissance économique du pays.

Le premier ministre vient tout juste d’annoncer une première liste de projets considérés «d’intérêt national» pour le Canada dans plusieurs provinces, dont le Québec. Acclamée par le milieu des affaires, cette liste de projets est déjà contestée par des environnementalistes et des populations autochtones. En outre, les groupes de femmes sont alarmés depuis plusieurs semaines. C’est que le budget de Femmes et Égalité des Genres Canada est prévu pour être sévèrement amputé (on parle de 80 %), d’ici 2027-2028, mettant en péril la mission même de ce ministère.

Qu’est-ce que «l’intérêt national»?

Selon l’actuel gouvernement fédéral, les projets d’intérêt national pour le Canada se doivent de :

  1. renforcer l’autonomie, la résilience et la sécurité du Canada ;
  2. offrir des retombées économiques ou autres au Canada ;  
  3. avoir une bonne chance d’être menés à bien ;
  4. faire avancer les intérêts des peuples autochtones ; et
  5. contribuer à la croissance propre et à l’atteinte des objectifs du Canada en matière de changements climatiques.

La nouvelle loi du gouvernement Carney a été contestée avant son adoption, en raison de son aspect antidémocratique. Non seulement elle fut adoptée sous bâillon, mais elle offre une grande marge de manœuvre au fédéral pour contourner les mécanismes décisionnels usuels. Autrement dit, le fédéral pourra faire avancer plus rapidement, dans un délai maximal de deux ans, des projets jugés « prioritaires » en vertu de « l’intérêt national ».

Power to the people ou l’État-Nation

Un nombre très important de chercheurs, notamment en géographie, ont travaillé de manière critique les notions de « nation », de « l’État » et de « l’État-nation ».

Lorsque l’on parle de nation, on sous-entend des valeurs et une histoire commune qui sont partagées par les membres d’une même communauté dans une optique de vivre-ensemble. Le sentiment d’appartenir à une nation est subjectif.

L’État, quant à lui, présuppose la souveraineté d’un peuple sur un territoire précis. L’État est régi par des règles et des lois strictes mises en œuvre par un gouvernement élu par une population.

Là où les choses se compliquent, c’est lorsque l’État prétend être la voix de la nation, sans prise en compte des différences qui existent au sein même des membres de sa population. Cette appropriation de la notion de nation a mené à des dérives dans plusieurs régions du monde où les minorités raciales, ethniques et culturelles font face à un déni de citoyenneté.

Pensons notamment à la Charte des valeurs québécoises du Parti québécois en 2013 qui a constitué une profonde trahison pour des femmes musulmanes basées au Québec. On peut aussi penser au discours politique de la Coalition Avenir Québec visant à « protéger le français » et les « valeurs et la culture québécoise » face à la menace de l’immigration.

Ainsi, parler « d’intérêt national », comme s’il s’agissait de quelque chose qui va de soi, est profondément trompeur. C’est une expression qui est tout sauf neutre.

Same old, same old

Mes implications au sein de la société civile m’ont appris une compétence transversale pour faire face aux défis du 21e siècle : la capacité à valoriser des perspectives différentes des miennes.

En théorie, tout se passe toujours bien. Or, cette théorie, elle est toujours forgée à partir de notre positionnement, les gens que l’on côtoie au quotidien et de notre milieu social d’origine.

Lorsqu’aucune voix dissidente n’est capable d’émerger dans un groupe, sous peine de représailles, on verse dans la pensée unique qui nous affaiblit tous collectivement. Pourtant, les voix dissidentes, même lorsqu’elles sont confrontantes, sont presque toujours les voix de la raison.

Lorsqu’on prend des décisions politiques, il importe d’avoir différents profils d’individus autour de la table. Or, la diversité de façade ne suffit pas : il importe aussi de valoriser, sur le même pied d’égalité, les expertises de tout et chacun.

Certes, la sphère politique répond à des exigences qui diffèrent de celles des universitaires, particulièrement à l’ère de Trump. Toutefois, le courage politique, c’est être conscient qu’on ne peut être la personne de la situation en toutes circonstances. Le vrai leadership, c’est savoir braquer son projecteur sur plus petit que soi, même lorsque l’on n’a rien à gagner de le faire.

Les plus grands leaders de la planète savent qu’ils ne savent pas. Malheureusement, il y en a trop peu qui occupent la sphère de la politique formelle. Sans cette humilité qui est nécessaire à l’exercice public dans son sens large, nous sommes condamnés à voir de « nouveaux » projets recyclés avec les mêmes vieilles perspectives qui nous mènent, encore et toujours, vers l’effondrement climatique et le non-respect des droits de la personne.

Pour recevoir toutes les chroniques de Kharoll-Ann Souffrant, abonnez-vous à l'infolettre Les débatteurs du samedi.