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«Je suis tombé en bas de ma chaise.»
La vidéo commence par une seconde d'une scène pornographique très explicite.
On remarque ensuite que les mouvements de l'individu, un scientifique bien connu du public québécois à qui on fait ici faire la promotion d'un produit contre la dysfonction érectile, sont saccadés et que son débit n'est pas tout à fait naturel.
Le coup de grâce est toutefois asséné quand on affiche son nom à l'écran: 'Richard Belivot (sic)'. Il devient alors indéniable qu'on a affaire à une vidéo hypertruquée (une deepfake).
Le docteur Saad, c'est le docteur Fred Saad, une sommité de renommée internationale du cancer de la prostate au Centre hospitalier de l'Université de Montréal.
Mais tout compétent soit-il, le docteur Saad n'est pas aussi bien connu du public québécois que peut l'être le professeur Béliveau, que l'on peut voir, lire et entendre régulièrement sur la place publique quand il est question de lutte contre le cancer.
L'utilisation de son image, bien qu'elle soit quelque peu maladroite et qu'elle ne résiste pas à un examen un tant soit peu attentif, ajoute donc une certaine «crédibilité» au produit qu'on essaie de vendre aux internautes.
«La science est dévouée à l'honnêteté et à la quête de la vérité, a commenté le professeur Béliveau. Pour moi, c'est l'antithèse de ce que représente la science. C'est du mensonge, c'est de la fumisterie, et je trouve ça extrêmement bouleversant.»
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Nous traversons actuellement une transition sans précédent dans l'histoire de l'humanité, a-t-il ajouté, «avec la perte de notre accès à une information crédible et véritable».
Aujourd'hui, poursuit-il, n'importe qui peut prendre n'importe quelle information glanée à gauche et à droite, coller tout ça ensemble et faire des amalgames farfelus.
«(La vidéo hypertruquée) est tellement grossière et mal faite que c'en est ridicule, a dit le professeur Béliveau. Mais ce qui me fait vraiment de la peine et ce qui me bouleverse, c'est que malheureusement il va y avoir des personnes vulnérables ou fragiles, qui vivent du désespoir (...), qui vont tomber dans le panneau.»
D'autant plus, a-t-il souligné, que les propos qu'on met dans sa bouche dans cette vidéo sont «tellement loin de mes interventions habituelles. Je me suis toujours tenu loin de tout ce qui était la promotion de quoi que ce soit».
Mais force est d'admettre que la technique semble efficace. Après la diffusion de la première vidéo hypertruquée au début de l'été, le professeur Béliveau raconte ainsi avoir été contacté par différents internautes pour savoir quelle dose du produit dont on lui faisait faire la promotion serait appropriée dans leur cas.
«Il y a des gens qui vont souffrir de ça, qui vont dépenser de l'argent, et ça m'attriste énormément parce que ce sont souvent des gens qui n'ont pas beaucoup d'argent, a-t-il confié. On essaie d'aider les gens en leur donnant une information crédible et honnête, mais quand on voit des choses comme ça, c'est toute la science qui va en souffrir.»
Le professeur Béliveau n'est bien évidemment pas le premier à voir son image être ainsi détournée. On n'a qu'à penser au comédien Michel Charette, dont la perte de poids impressionnante lui a valu d'être associé, bien contre son gré, à de multiples produits amaigrissants. Des vedettes comme Nathalie Simard, Normand Brathwaite, Claude Legault et Phil Roy y ont aussi goûté. Ou encore le docteur Alain Vadeboncoeur, lui aussi un scientifique bien en vue au Québec.
À un tout autre niveau, de fausses vidéos des principaux candidats ont circulé lors de la récente élection présidentielle américaine, et on n'a aucune raison de croire que la même chose ne se produira pas lors de la prochaine campagne électorale de notre côté de la frontière. Et c'est sans parler de ces jeunes filles qui voient de fausses images pornographiques d'elles-mêmes être échangées par leurs camarades de classe.
Les sites qui font la promotion de ces produits douteux, a rappelé le professeur Béliveau, sont souvent plus attrayants et alléchants que ceux des organismes de santé publique ou des universités qui n'ont pas de temps ou de ressources à y consacrer.
«Les gens vont avoir une réaction émotionnelle, a-t-il dit. Le site universitaire d'un chercheur comme le mien pour la prévention et le traitement du cancer, toute l'information est là, mais je n'ai pas les moyens d'engager un graphiste pour faire des animations.»
Le problème devient encore plus criant quand on sait à quel point il peut être difficile pour la population d'obtenir les soins dont elle a besoin, ne serait-ce que de réussir à se dénicher un médecin de famille, a ajouté le professeur Béliveau.
Dans ce contexte, à défaut de mieux, les gens se tournent vers le Web. Le message crucial, rappelle-t-il, est donc «de vérifier la crédibilité ou l'origine» de l'information, d'autant plus que le combat face à ces malfaiteurs est probablement perdu d'avance.
«C'est une perte de temps de faire des démarches (pour faire retirer les vidéos), a-t-il dit. Même les spécialistes à qui j'en ai parlé m'ont dit qu'il n'y a pas grand-chose à faire, tellement c'est facile de revenir en ligne en changeant une lettre ou un nom. C'est une réalité avec laquelle on va devoir vivre. Ce n'est que le début d'un tsunami de désinformation dont nous allons tous subir les conséquences.»