Une lutte pour gagner l'opinion publique est en train de se jouer en Mauricie, annonciatrice d'autres batailles qui pourraient se profiler dans les années à venir avec de grands projets industriels pour décarboner le Québec.
Ici et là, tout le long de la route 153, à Hérouxville et à Saint-Tite, on aperçoit de petites affiches sur lesquelles on peut lire: «non à la privatisation». Au centre d'un cercle rouge, une éolienne domine un village. Une ligne diagonale rouge tranche le cercle et il est écrit: «en zone habitée».
Elle cible une grande entreprise qui dit avoir déjà consulté 2000 à 3000 personnes, prépare son évaluation environnementale à toute vapeur, signe plus de contrats qu'il ne lui en faut avec des propriétaires de terrains pour ériger des éoliennes, tandis que plusieurs élus municipaux se sentent bousculés dans le processus et préféreraient qu'Hydro-Québec devienne maître d'œuvre du projet éolien.
«C'est un peu le Far West», confie une source qui s'occupe entre autres des consultations.
L'affichette, fournie par le parti Climat Québec de l'ancienne ministre péquiste Martine Ouellet, symbolise l'opposition aux parcs éoliens censés alimenter la future usine d'hydrogène de TES Canada, à des dizaines de kilomètres de là, à Shawinigan.
De l'autoproduction donc: l'entreprise produirait sa propre électricité pour approvisionner son usine, plutôt que de compter uniquement sur un bloc d'énergie d'Hydro.
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Un projet «compliqué»
Même le promoteur reconnaît en entrevue que le projet de TES, lancé le 9 novembre dernier, est «compliqué».
Il s'agirait d'un des plus puissants parcs éoliens du Québec, 130 éoliennes, 800 mégawatts sur 70 hectares au total, et ce serait le premier sur le territoire de la MRC de Mekinac.
«C'est là-dessus que tout le monde se concentre, les gens passent beaucoup de temps à essayer de comprendre ça», a commenté le grand patron de TES Canada, Éric Gauthier, au cours d'un entretien à La Presse Canadienne, dans une ancienne usine convertie qui témoigne du passé industriel de Shawinigan.
«L'éolienne est dans leur cour arrière, alors c'est ça qui est tangible, personnel pour eux: pas dans ma cour.»
La MRC a été prise au dépourvu: elle n'avait même pas de règlement pour encadrer ce type d'activité, parce qu'on jugeait autrefois son gisement de vent trop faible. Elle en a adopté un, provisoire, mais qui a été refusé récemment par le gouvernement du Québec.
Le règlement prévoit des distances minimales, l'établissement de servitudes pour obtenir l'approbation des voisins, etc.
Il a été confectionné pour aller chercher «une certaine acceptabilité sociale», a soutenu le maire de Saint-Adelphe, Paul Labranche.
C'est dans sa municipalité qu'il pourrait y avoir le plus d'éoliennes. Mais la Commission de protection du territoire agricole (CPTAQ) aura son droit de veto sur chacune des éoliennes.
«Des règlements parfaits, il n'en existe pas, tôt ou tard, il y a tout le temps quelque chose qui va brimer quelqu'un», conclut-il, après 24 ans à la mairie de Saint-Adelphe.
Prendre le pouls
Que pense la population du projet?
«C'est dur de prendre le pouls exact», témoigne-t-il, en pesant soigneusement ses mots, dans le modeste bureau d'un bâtiment qui sert à la fois d'hôtel de ville... et de garderie.
M. Labranche ne sait même pas si elles seront visibles de son bureau, mais il sait toutefois que certaines feront 200 m de hauteur.
«Les opposants s'expriment, c'est correct, mais ceux qui sont plus en accord se présentent moins dans nos séances, vont le dire verbalement, mais ne veulent pas s'afficher. Il y en a qui ont peur d'être ciblés.»
«En réalité, c'est beaucoup plus nous qui nous faisons intimider», argue pour sa part un porte-parole des opposants, Dany Janvier, qui a lancé une page Facebook pour rassembler les anti-TES.
Le gouvernement Legault et ses députés de la région appuient l'investissement de TES Canada; ils ont applaudi à l'annonce, puisque le projet pourrait permettre de réduire de 800 000 tonnes de gaz à effet de serre (GES) les émissions polluantes du Québec. Mais des élus locaux ont la désagréable impression que depuis, on les a abandonnés.
«Nous avons été laissés à nous-mêmes et je trouve ça malheureux qu'on n'ait pas eu plus de soutien, a déploré M. Labranche. Ce n'est pas à la municipalité ou à la MRC de défendre ce projet.»
Le ministre responsable de la Mauricie, Jean Boulet, estime plutôt que le gouvernement contribue, à sa façon, par son encadrement réglementaire, à informer la population et les élus.
«Il y a un enjeu de pédagogie, il faut constamment consulter, expliquer», a-t-il dit, dans une entrevue avec La Presse Canadienne, en mettant l'accent sur la pertinence du projet.
«L'important, c'est de respecter notre objectif de décarbonation, ce projet a sa valeur ici.»
Parlant de valeur: les redevances. TES Canada évoque une fourchette entre 40 000 et 70 000 $ par éolienne. Elles seraient partagées entre le propriétaire du lot, ses voisins et la municipalité.
Pour Saint-Adelphe, c'est environ 26-27 000 $ par an par éolienne pendant 20 ans, explique M. Labranche, sur un budget annuel d'environ 2 millions $. Mais c'est «brut», pas «net», ajoute-t-il, considérant qu'il faudra refaire les routes après le passage des nombreux camions.
«C'est trop tôt pour dire que je suis d'accord ou pas d'accord» avec le projet, tranche le maire.

Le Projet Mauricie de TES Canada: données et informations
- Un projet de 4 milliards $;
- Une usine d'hydrogène, des parcs éoliens, et un parc de panneaux solaires;
- La construction des installations devrait créer 1000 emplois et par la suite l'exploitation nécessitera l'embauche de 200 travailleurs;
- Parc de 130 éoliennes, sur 70 hectares, réparties dans 12 municipalités situées dans 2 MRC;
- Chaque éolienne produira de 5,6 mégawatts à 7 mégawatts;
- Alimentation de l'usine: 800 mégawatts provenant des éoliennes; 200 mégawatts provenant des panneaux solaires; 150 mégawatts provenant d'Hydro-Québec;
- Production de l'usine: 68 000 tonnes d'hydrogène par an, pour approvisionner le marché québécois;
- L'usine devrait commencer ses activités en 2028;
- Client principal: Énergir, qui s'en servira pour produire d'ici à 2030 un cinquième environ de son «gaz naturel renouvelable» (GNR), soit 115 millions de mètres cubes. Le procédé pour faire du GNR requiert du gaz carbonique et récupère donc ainsi des gaz à effet de serre (GES);
- L'hydrogène pourra être employé dans plusieurs procédés industriels, dans le domaine du raffinage, de l'acier, des engrais;
- Il pourra aussi être utilisé comme carburant pour remplacer notamment le diesel, le mazout lorsque l'électricité ou les batteries ne peuvent être un substitut, dans le transport lourd sur de longues distances, en raison de la capacité limitée des batteries;
- La quantité d’hydrogène produite par le Projet Mauricie pour le transport lourd pourrait alimenter entre 2 000 et 3 000 camions. Cela permettrait de remplacer plus de 140 millions de litres de diesel chaque année, soit l’équivalent de près de 500 000 tonnes de CO₂ en moins;
- Considérant que chaque kilo de gaz naturel traditionnel émet près de 4 kg de CO₂, il est estimé que les 80 000 tonnes de gaz naturel renouvelable (GNR) que le Projet Mauricie produira permettront d’éviter l'émission de près de 300 000 tonnes de CO₂;
- Si on additionne ces deux données, le potentiel total de réduction des GES du Projet Mauricie serait donc de 800 000 tonnes de CO₂..
Des opposants souhaient un référendum
Dany Janvier a créé une page Facebook dès le lendemain de l'annonce en novembre dernier du projet de TES Canada, pour s'opposer à cette usine d'hydrogène à Shawinigan qui serait alimentée par les propres parcs éoliens de l'entreprise, dans les municipalités avoisinantes, et par des panneaux solaires.
«Ça n'avait pas de bon sens, tout était farfelu», se remémore-t-il de cette conférence de presse.
Selon lui, un référendum doit être tenu dans l'ensemble de la MRC de Mékinac sur ce projet, mais les élus municipaux refusent.
Pour le gouvernement Legault, TES Canada constitue une des pièces maîtresses de la décarbonation du Québec, puisqu'il fournirait l'hydrogène comme substitut aux hydrocarbures dans les procédés industriels et dans le transport lourd.
Depuis novembre dernier, Dany Janvier est en croisade contre TES Canada, avec les 1300 personnes qui suivent sa page Facebook, mais aussi, à son avis, avec la majorité de la population des deux MRC de la Mauricie qui seront touchées, Mékinac et des Chenaux.
Plus de 1600 personnes ont signé une pétition déposée à l'Assemblée nationale et un groupe a manifesté sur le trajet du défilé du célèbre festival western de Saint-Tite.
Pas moins de 130 éoliennes pourraient se dresser face au vent dans les prochaines années, dans ce territoire où il n'y en a actuellement aucune. La MRC de Mékinac a déposé un projet de règlement pour encadrer leur installation, mais il a été refusé par le gouvernement du Québec et elle devra déposer une nouvelle mouture.
«On trouve ça assez grave», a commenté Dany Janvier dans une entrevue téléphonique à La Presse Canadienne diffusée dimanche.
«Les dés sont pipés d'avance, ce n'est pas une question de complot, assure-t-il. Les maires ont le même discours, il n'y a aucun respect de la population. (...) C'est un projet qu'on essaie de nous rentrer dans la gorge.»
Il accuse les élus municipaux d'être d'un «laxisme hallucinant» devant l'arrivée d'éventuels parcs éoliens.
De l'avis de M. Janvier, qui dit relayer les avis des experts, ces éoliennes menacent les nappes phréatiques en étant situées trop près des zones habituées. Elles émettraient des niveaux de bruit inadmissibles. Il réclame entre autres des données comparatives issues d'autres parcs éoliens.
«Elles vont venir écraser le paysage», a-t-il ajouté, dans un long réquisitoire.
Derrière ce qu'il estime être une apparente complaisance se cachent des conflits d'intérêts des élus, soupçonne-t-il, sans toutefois fournir de preuves concrètes.
Des conseillers municipaux possèdent des terres qui pourraient accueillir des éoliennes et donc recevoir des redevances, quand ce ne sont pas leurs proches, laisse-t-il entendre, en ajoutant que tout le monde se connaît dans ces petites municipalités.
«Nos élus sont tous dans le même clan, ils ne voient que le chèque» de redevances qui sera versé à la municipalité par les promoteurs, a-t-il lancé.
Il s'en prend notamment au maire de Saint-Adelphe, Paul Labranche, réélu sans interruption depuis 24 ans.
«Ce n'est pas bon, ça sent le conflit d'intérêts», a accusé M. Janvier.
En entrevue avec La Presse Canadienne auparavant, le maire avait maintenu son devoir de réserve et avait refusé de s'exprimer pour ou contre le projet.
Des élus soutiennent que les indécis et les partisans craignent de s'exprimer et sont réduits au silence par des opposants agressifs qui les intimident.
Dany Janvier soutient qu'il n'en est rien. Au contraire, ce sont les adversaires du projet qui subissent les «tactiques agressives» des partisans.
«C'est le Far West, ce sont des menaces... il y en a qui voulaient se battre avec moi», a-t-il relaté.
Il est catégorique. Les élus municipaux actuels n'ont pas la légitimité pour trancher l'enjeu, puisqu'ils ont été élus avant l'annonce du projet, et il faut donc un référendum.
En outre, il faut fermer la porte à cette «privatisation» de l'énergie et cette «fausse décarbonation» menée par deux familles influentes de la Mauricie, dénonce-t-il, et il nomme les Chrétien et Desmarais: la cofondatrice de TES Canada est France Chrétien Desmarais, fille de l’ex-premier ministre Jean Chrétien et épouse d’André Desmarais, de Power Corporation du Canada. «Personne ne croit à cette usine d'hydrogène», conclut Dany Janvier.

