Ottawa demande à la Cour suprême de se prononcer sur l’utilisation préventive de la clause dérogatoire. Le gouvernement caquiste a utilisé cette mesure exceptionnelle afin de protéger la loi 21 sur la laïcité de l’État des tribunaux. Quelles répercussions pourraient avoir un jugement de la Cour dans ce dossier? La Presse Canadienne fait le point avec deux constitutionnalistes.
Louis-Philippe Lampron est catégorique: «Ça va être une des décisions constitutionnelles les plus importantes des dernières décennies, rien de moins», assure le professeur à la faculté de droit de l’Université Laval.
Selon lui, l’utilisation préventive de la clause dérogatoire par le gouvernement Legault en 2019 pour la loi 21 est «super dangereuse et problématique» puisque les droits des minorités redeviennent «soumis aux diktats et à la tyrannie de la majorité».
Dans un mémoire déposé la semaine dernière, le gouvernement fédéral ne se prononce pas directement sur la loi 21, mais demande à la Cour suprême d’encadrer la manière dont les gouvernements provinciaux peuvent invoquer la clause dérogatoire.
Le fédéral soutient que le recours répété à cette clause équivaut à «modifier indirectement la Constitution» et que la Cour devrait pouvoir statuer sur la question de savoir si cela peut entraîner une «atteinte irréparable» aux droits des Canadiens.
Dans le cas où la Cour suprême donnerait raison à Québec et donc confirmerait que la clause dérogatoire peut être utilisée de manière préventive sans restriction, Louis-Philippe Lampron appréhende de vives réactions.
«Ça va créer un tollé parce que ça confirme le fait que le Canada a une faille gigantesque dans l’effectivité de son régime de protection des droits et libertés de la personne. Et que si on devait avoir un jour notre Trump canadien, c’est un gouffre dans lequel il pourrait facilement s'engouffrer», soutient-il.
À l’inverse, si la Cour suprême dit que Québec ne pouvait pas utiliser la clause de manière préventive, M. Lampron croit que la cause pourrait être renvoyée en première instance.
«Avec la nature très sensible politiquement du dossier, je ne vois pas comment on pourrait faire autrement. Mais c’est la Cour suprême qui va décider», dit-il.
«Mais il va y avoir une réaction politique très très forte et pas juste au Québec», ajoute le constitutionnaliste.
L’Alberta soutient le Québec face au fédéral. Elle a déclaré que la clause dérogatoire était un «compromis durement acquis» lors des négociations constitutionnelles et qu’elle préservait la souveraineté parlementaire des provinces.
La province de l’Ouest compte d'ailleurs utiliser la clause dérogatoire pour modifier trois lois touchant les personnes transgenres.
En février 2024, la Cour d’appel a validé la loi 21 en plus d’affirmer que Québec avait le droit d’utiliser la clause dérogatoire de manière préventive.
«Je suis étonné qu'on ait le débat»
Le constitutionnaliste de l’Université de Sherbrooke Maxime St-Hilaire a une vision bien différente du dossier que son collègue de l’Université Laval. Il dit voir d’un «très mauvais œil» l’approche du fédéral, car elle «invite la Cour à entrer dans l’arène politique».
M. St-Hilaire ne s’explique pas pourquoi nous sommes plongés dans ce débat juridique, alors que la clause dérogatoire vise justement à soustraire une loi des tribunaux.
«Il peut y avoir un débat politique. (...) Par contre, un débat en droit, à savoir si c'est légal ou non le recours préventif à la clause dérogatoire, je suis étonné qu'on ait le débat», dit-il.
Maxime St-Hilaire ne considère pas non plus que l’utilisation préventive de la clause dérogatoire soit contraire à l’esprit de la Constitution. «C'est clairement prévu», affirme le constitutionnaliste.
Au contraire, il soutient qu’il est préférable d’utiliser la clause dérogatoire directement dans la loi, plutôt que d’attendre qu’elle passe le test des tribunaux pour ensuite l’invoquer.
«Ça met les juges dans une position très délicate parce qu'ils sont mal placés pour faire leur travail. S'ils rendent le jugement qu'ils veulent, eh bien, ils savent qu'ils ont de bonnes chances de se faire désavouer. C'est peut-être un incitatif pour les juges à juger de manière plus complaisante», soutient Maxime St-Hilaire.
«Donc c'est comme une atteinte à l'indépendance de la magistrature», ajoute-t-il.
La clause dérogatoire a été enchâssée dans la Constitution lors de son rapatriement en 1982 et permet à une loi de déroger à certains articles de la Charte. Elle doit être renouvelée aux cinq ans.

