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«Maman, tu étais où, toi, pendant notre voyage ?»
«Maman, tu étais où, toi, pendant notre voyage ?» Annie a reçu cette question de son fils de 8 ans qui, assis à l’ordinateur familial dans la salle à manger, regardait un album photos de leurs dernières vacances estivales. Le choc a été brutal.
Le choc a été brutal parce qu’Annie était là.
Elle était sur la plage du parc provincial Sandbanks avec son conjoint et leurs trois enfants. Elle était aussi à vélo sur la piste cyclable, en randonnée, en forêt, autour du feu près de la roulotte, au parc à jouer au frisbee et en pédalo avec sa plus jeune.
Mais Annie n’est nulle part sur les photos de famille. Pourquoi ? Parce qu’Annie, comme bien des mères de famille, était derrière la caméra — et non devant.
J’exagère ? Faites le test. Demandez autour de vous. Combien de mères de famille ont des photos d’elles « non stagées », prises de façon spontanée, à l’improviste, dans le feu de l’action, dans leur quotidien ou en vacances ?
« J’ai allaité mes trois enfants et je me rends compte aujourd’hui que je n’ai aucun souvenir de ces moments collés à deux, des moments qui pourtant ont duré des heures, tous les jours, pendant des années ! » raconte tristement Dominique, dont les enfants sont adolescents maintenant.
Par curiosité, j’ai fait un appel à tous sur mes réseaux sociaux. Ce n’est pas scientifique du tout, mais je voulais simplement prendre le pouls. Eh bien sûr 250 répondantes, 91 % ont dit qu’on ne les prenait pas en photo. Et 88 % ont ajouté qu’elles ont la charge de prendre les photos.
Est-ce que ça leur convient ? Dans 60 % des cas, non.
Voilà bien un autre aspect de la charge mentale qui incombe trop souvent aux femmes, aux mères.
La sociologue et militante féministe Illana Weizman, autrice du livre Ceci est mon post-partum, a écrit ceci au sujet de cette charge mentale supplémentaire liée aux vacances en famille : « Ça participe à la charge qui incombe aux mères dans à peu près tous les domaines de la parentalité, aux émotions, aux souvenirs. Cette histoire de photos, ce n’est pas juste quelque chose de matériel : c’est l’idée de conserver des souvenirs, de pérenniser des moments de bonheur, des moments doux, qui soudent, qui font qu’on est une entité familiale. C’est intéressant que ce soient encore les mères qui aient ça à l’esprit ».
C’est loin d’être banal ou anodin.
Car derrière ce petit geste rempli d’amour, il y a le désir de créer des souvenirs, de léguer une sorte de patrimoine familial. Or, non seulement la mère en est exclue, mais elle participe à montrer une image parfois fausse de ce qui se passe vraiment au foyer : le père apparaît sur beaucoup de photos joyeuses et heureuses en vacances avec les enfants, alors qu’au quotidien, dans le métro-boulot-dodo, c’est la mère qui tire les ficelles de l’organisation, la planification, la gestion des tâches et de la charge mentale qui y est liée.
Oui, je généralise — c’est voulu.
Pour ceux qui voudraient me pitcher des roches, un simple rappel : ce sont encore les femmes, majoritairement, qui font le plus de tâches domestiques et qui prennent soin des enfants. Les mères consacrent chaque jour jusqu’à une heure et douze minutes de plus que les hommes aux tâches au sein d’un couple avec enfants âgés de 0 à 17 ans (Statistiques Canada, 2018). Dans 76 % des cas, elles occupent un emploi.
Aussi, entre 1986 et 2015, donc sur une période de 29 ans, le temps que les hommes consacrent aux tâches a augmenté de… 24 minutes. C’est 49 secondes de plus par année.
À la liste des tâches, épicerie, lavage, préparation de repas, rangement, ménage, achats, alouette, il faut donc ajouter « créer des souvenirs ».
Une fois le choc encaissé, Annie a trouvé une solution pour pallier au fossé photographique : elle est devenue une pro des selfies. « Je me prends en photo avec mes enfants, dit-elle, mais évidemment, ce sont des photos planifiées, pas du tout naturelles… »
Elle n’est pas la seule. Selon une étude réalisée en 2020, durant laquelle les images de 5 000 téléphones cellulaires ont été analysées, les filles ont tendance à se prendre huit fois plus souvent en selfies.
On ne peut pas vraiment les blâmer : elles ont compris qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même.
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