Chroniques

Le courage politique de Gabrielle Roy

«Je n’avais pas réalisé l’envergure de l’œuvre de Gabrielle Roy lorsqu’on me parlait d’elle à l’adolescence.»

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(Montage Noovo Info et La Presse canadienne)

Depuis peu, je vis à Winnipeg, au Manitoba. Il y a un an à peine, j’ignorais que j’allais déménager dans une province où je n’avais jamais mis les pieds auparavant. J’étais craintive de me déraciner de mon Québec natal de manière imprévue, mais j’ai décidé de prendre la porte qui était grande ouverte.

En déballant mes boîtes de déménagement, je suis tombée sur Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy, une œuvre lue pendant mon adolescence. En retournant le livre, j’ai constaté qu’elle est née à Saint-Boniface, le quartier francophone de Winnipeg où je travaille dorénavant comme professeure. L’œuvre littéraire de Roy est reconnue comme l’une des plus importantes de la littérature canadienne du 20e siècle.

Ces synchronicités ont piqué ma curiosité et m’ont permis de la redécouvrir avec mon regard de femme de 32 ans qui fait ses premières armes dans le monde littéraire. Ce qui m’a le plus surpris est la position qu’elle avait sur le nationalisme québécois.

Elle peut nous offrir un éclairage devant un référendum sur la souveraineté qui paraît de plus en plus imminent au Québec. C’est que lundi dernier, le Parti québécois a raflé la victoire à l’élection partielle dans la circonscription d’Arthabaska-L’Érable, ce qui donne le ton pour les élections québécoises de l’automne 2026.

Bonheur d’Occasion et la misère des «Canadiens français»

N’ayant pas étudié en littérature — je suis formée en travail social —, je n’avais pas réalisé l’envergure de l’œuvre de Gabrielle Roy lorsqu’on me parlait d’elle à l’adolescence. Selon son biographe, Roy est la seule écrivaine canadienne d’expression française dont l’œuvre transcende la barrière linguistique au pays. Elle est véritablement reconnue des deux côtés des solitudes. Elle est également l’une des rares écrivaines qui est étudiée et analysée par des hommes.

Roy avait un parti pris pour les laissés pour compte de la société. C’est dans cet esprit qu’elle a écrit Bonheur d’Occasion qui portait sur le quartier populaire de Saint-Henri pendant la Deuxième Guerre mondiale. C’était quelque temps après avoir réalisé des reportages journalistiques sur ce quartier. Ce premier roman a propulsé l’écrivaine sur la scène internationale à l’âge de 36 ans, par un succès à la fois critique et populaire. Il a aussi été un prélude à la Révolution tranquille. Il a permis aux «Canadiens français» (nom d’antan des Québécois) de se voir et d’être vus, pour la première fois.

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Gabrielle Roy et le nationalisme québécois

Au cours de mes recherches, j’ai été très étonnée d’apprendre que Roy était anti-souverainiste. Elle a d’ailleurs été irritée de l’instrumentalisation politique qui a été faite de Bonheur d’Occasion par l’élite intellectuelle et culturelle québécoise au cours de la Révolution tranquille.

Lorsque Charles de Gaulle était en visite au Québec en 1967 et a lancé son fameux « Vive le Québec libre ! » du balcon de l’hôtel de ville de Montréal, l’écrivaine a été scandalisée. Dans une missive envoyée à des médias locaux, elle a exprimé sa colère en envoyant promener l’homme d’état français, dérogeant au devoir de réserve qu’elle se donnait comme écrivaine face aux « idéologies éphémères ». Cela en dit long sur le sentiment d’urgence qui l’habitait.

Pour cette dissidence, Roy a été traînée dans la boue dans des médias québécois, sous l’incompréhension de ses contemporains, tandis que d’autres de ses pairs se sont réfugiés dans la lâcheté du silence.

La littérature comme seul pays

Gabrielle Roy pourtant a connu la loi Thornton de 1916, loi qui interdisait l’enseignement du français au Manitoba. On aurait pu donc penser qu’elle aurait été souverainiste. Même si elle a fait du français sa langue de foi en littérature, il n’en était rien. Sa position l’a marginalisée face à ses collègues du milieu, provoquant en elle un sentiment de rejet face à sa terre originelle. C’est que Roy est la fille de Québécois ayant immigré dans l’Ouest canadien.

Toutefois, cette dissidence en dit beaucoup sur sa conscience collective et l’amour profond qu’elle avait pour la littérature, sa seule patrie qu’elle plaçait au-dessus de tout et d’elle-même.

Étrangère chez soi

Gabrielle Roy a côtoyé des personnes immigrantes au cours de sa vie — notamment comme enseignante au Manitoba. Plusieurs de ses romans parlent de multiculturalisme et d’inclusion bien avant que ces concepts ne soient dans l’air du temps.

En lisant les deux premières phrases de son dernier livre, son autobiographie La détresse et l’enchantement, paru après son décès, j’ai cru comprendre la source de son opposition:

«Quand donc ai-je pris conscience pour la première fois que j’étais, dans mon pays, d’une espèce destinée à être traitée en inférieure ? Ce ne fut peut-être pas, malgré tout, au cours du trajet que nous avons tant de fois accompli, maman et moi, alors que nous nous engagions sur le pont Provencher au-dessus de la Rouge, laissant derrière nous notre petite ville française pour entrer dans Winnipeg, la capitale, qui jamais ne nous reçut tout à fait autrement qu’en étrangères.»

Faire un pays : pour quoi, pour qui?

Alors que le Parti québécois trône dans les intentions de vote pour les élections québécoises de 2026, je suis inquiète de voir que ce projet de pays se fait en cassant du sucre sur le dos des immigrants et de leurs descendants.

Quand je marche dans Winnipeg, que je m’engage sur le pont Provencher au-dessus de la rivière Rouge pour entrer dans le quartier francophone de Saint-Boniface, je pense au courage politique de Gabrielle Roy.

J’ai comme l’impression qu’elle avait une compréhension si fine et profonde de la marginalité, qu’elle n’aurait jamais voulu qu’un autre être humain, sur la Terre des hommes, se sente comme elle s’est sentie en tant que Franco-manitobaine : étrangère peu importe où elle va. Son appel de jadis à la plus grande des prudences devrait nous habiter même si elle n’est plus là en personne pour nous alerter du danger qui nous guette. 

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