Chroniques

Congédier le fou du roi

Mais pas le bon. Y'a pas de quoi rire.

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Stephen Colbert (Montage Noovo Info et image tirée de The Associated Press)

Au Moyen-Âge, ils furent légion à recourir aux services d’un bouffon du roi. Assurément, quand on y pense, les premiers contours de la liberté d’expression. Celle qui permet de rire des puissants, de s’amuser de leurs travers et d’annoncer l’évidence, soit que le roi, parfois, est… nu.

Parce qu’au-delà de l’humour, demeure la nécessité de la dissidence, de la critique, même gentille. Le bouffon de Shakespeare, dans La Nuit des rois, se voit ainsi décrit comme étant «assez sage pour faire le fou».

Tout est là.

Le bouffon, à l’époque prédroits fondamentaux, bénéficie de privilèges refusés à la masse. On l’affuble de signes distinctifs, du type bonnet à clochette, lequel confirme le statut légal particulier du clown. Il pourra ainsi se moquer de qui il souhaite, librement, sans punitions expresses. Un luxe, il va sans dire, et un danger à quiconque lui retirera ses droits!

Le bouffon Archibald, officiant sous le roi Jacques VI, se voit démis de ses fonctions après avoir insulté les mauvaises personnes. Se portant à sa défense, le peuple se procurera ensuite, dans les rues de Londres, sans se cacher, les livres de ses meilleurs gags. Assez pour lui permettre d’exercer de nouveau, par procuration populaire, une influence à la cour.

D’un point de vue plus contemporain, on se rappellera le fantastique Coluche, mon favori. Se moquant du pouvoir, politique comme policier, on le voit s’élever au rang de contrepoids démocratique, que ce soit en France, et parfois ailleurs en Europe francophone.

Histoire d’emmerder davantage les puissants, on le voit même se présenter à la présidentielle de 1981, allant obtenir jusqu’à… 16 % des intentions de vote à quelques mois des élections. Ses slogans de campagne, cela dit, avaient du chien :

«Tous ensemble pour leur foutre au cul avec Coluche, le seul candidat qui n’a aucune raison de vous mentir!»

«La France est coupée en deux, avec moi, elle sera pliée en quatre!»

***

Fou du roi à l’américaine, Stephen Colbert est connu pour humour incisif, cinglant et… politique. Dégoûté par la bêtise trumpiste, allergique aux injustices commises, il se gâte, à temps plein ou presque, sur le boss de la Maison-Blanche.

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La semaine dernière, il alla même se moquer de la décision de Paramount Global — compagnie mère de son employeur CBS — de régler un litige hors cour avec Trump, à la hauteur de 16 millions de dollars. La «faute» alléguée? Une entrevue avec Kamala Harris pendant la campagne de 2024.

Autre considération d’intérêt: le règlement à l’amiable survient au moment où l’approbation de Washington est impérative à une fusion actuellement souhaitée entre Skydance, elle aussi géante des communications, et…. Paramount.

S’amusant de l’affaire, Colbert lance, en plein show : «Je crois que ce genre de règlement hors-cour avec des autorités gouvernementales en place a un nom, dans les cercles d’avocats: on appelle ça un gros pot-de-vin juteux!!!».

La vie étant parfois empreinte de drôles de hasards, 48 heures après la blague, CBS annonce la fin éventuelle du Late Show de Colbert, pourtant l’un des plus populaires.

Rien à voir, bien entendu, avec le gag en question ni avec la posture «le roi est nu, surtout quand c’est Trump» tenue par l’animateur depuis toujours.

Rien à voir, on le rappelle, avec la fusion entre ladite Skydance et Paramount Global, dont l’approbation doit être prochainement accordée par les autorités fédérales pertinentes.

Rien à voir, non plus, avec le fait que le père du propriétaire de Skydance soit un ami intime de Trump, les deux ayant été publiquement vus, récemment encore, à des événements du UFC.

Rien à voir, voyons voyons, avec la présence actuelle du boss de Skydance à Washington, en train de négocier ladite approbation.

Inquiète de tous ces beaux hasards, et surtout de l’état de la démocratie américaine, la sénatrice Elizabeth Warren demande une reddition de comptes : «Les États-Unis méritent de savoir si le show [de Colbert] a été annulé pour des raisons politiques.»

Toujours prêt à rendre service, côté transparence, Donald publie peu après sur son réseau Truth Social: «J’adore le fait que Colbert ait été congédié. Son talent était encore moindre que ses cotes d’écoute. On me dit d’ailleurs que Jimmy Kimmel est le prochain. Il a encore moins de talent que Colbert!»

On aura, au final, congédié le bouffon. Mais pas le bon. Y'a pas de quoi rire. 

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