Caroline Kelley - une mère monoparentale endeuillée qui habite à Saguenay - ne décolère pas. Son garçon Raphaël est décédé le jour de son anniversaire. Il croyait consommer de la cocaïne, mais celle-ci était contaminée au fentanyl. «Aujourd’hui, je suis toute seule, je me sens vide», dit-elle en éclatant en sanglots.
Mme Kelley raconte que cet après-midi là, Raphaël se préparait pour célébrer, elle est donc allée souper chez des amis et a décidé de revenir à l’appartement vers minuit.
À son arrivée à l’appartement, les espadrilles de Raphaël étaient toujours sur le tapis. Elle a cogné à sa porte de chambre dans l’intention de le réveiller pour être «la première» à lui souhaiter un joyeux anniversaire.
Elle a alors découvert son garçon inanimé sous ses couvertures.
«J’ai levé les couvertes et je me suis mise à le brasser et c’est là que j’ai vu son bras tomber. J’ai dit: "Non! Tu ne m'as pas fait ça!"» raconte-t-elle en pleurant.

Cocaïne contaminée
Quelques mois auparavant, Raphaël avait confié à sa mère avoir un problème de consommation de cocaïne. «C’était en pleine nuit, il pleurait.» Mais le soir du 6 avril 2024, sans qu’il ne puisse le savoir, il y avait du fentanyl dans sa cocaïne.
Le coroner Me Donald Nicole écrit dans son rapport: «Les analyses sanguines n’ont décelé aucun alcool, mais ont démontré une concentration de fentanyl et une concentration de cocaïne compatible avec un usage récréatif». Il conclut qu’il est mort de manière accidentelle.
«Une hécatombe» de surdoses en 2024
Malheureusement, Raphaël n’est pas la seule victime.
Selon l’Institut national de santé publique, 645 personnes ont perdu la vie à la suite d’une surdose de drogue, toutes drogues confondues (dont les opioïdes), que ce soit intentionnel ou non.
La Dre Marie-Ève Goyer, cheffe médicale des services en dépendance et en itinérance du CIUSSS Centre-sud-de-l ’Île-de-Montréal, a les larmes aux yeux au moment de réagir aux chiffres.
«On se sent comme dans le VIH dans le temps. J’ai la chair de poule quand je vous parle de ça. Je perds mes patients tout le temps.»
Pour elle, c’est une épidémie annoncée depuis 15 ans «C’est fâchant, c’est une hécatombe. Ce sont des gens assez jeunes avec aucun autre problème de santé», laisse-t-elle tomber.
Grâce à la Loi d’accès à l’information, Noovo Info a obtenu les 116 rapports de coroners rédigés jusqu’à présent en 2024. Les autres rapports seront disponibles d’ici neuf mois.
Mais l’échantillon reflète la réalité selon la docteure. Dans les 116 cas, même si certains savaient consommer des opioïdes, personne ne voulait en mourir et chaque fois, les coroners concluent à des «morts accidentelles». C’est donc dire qu’elles se sont toutes faite piéger.
On dénombre ainsi, 90 hommes, 26 femmes avec une moyenne d’âge de 46 ans.
On y compte des septuagénaires et le plus jeune avait 19 ans. Si on a tendance à croire que le phénomène touche davantage les personnes en situation d’itinérance, détrompez-vous. Seulement 25 décès étaient des personnes sans domicile fixe. 64 des personnes décédées sont mortes, seules, dans leur domicile, dans leur salon, leur chambre, la cuisine… Parfois, la naloxone n’a pas fonctionné, d’autres fois, elles meurent à l’hôpital ou encore dans leur voiture.
«La substance qui est achetée sur le marché illégal a le potentiel d’être hautement contaminée! Ça veut dire que les gens ne savent pas ce qu’ils prennent. Et même si la personne dit: "oui je connais le vendeur, c’est de l’ecstasy, c’est une ligne de coke…" Ce n’est plus vrai, les gens jouent à la roulette russe», ajoute la docteure.
Décriminaliser les drogues?
De plus, la spécialiste Goyer dit que le système de santé ne traite pas adéquatement les personnes aux prises avec une dépendance aux opioïdes.
Elle donne l’exemple d’une personne diabétique qui franchit les portes d’un hôpital.
«Si quelqu’un arrive à l’hôpital en coma diabétique, non seulement on va renverser son coma, mais on va s’assurer qu’elle sorte de l’hôpital avec des rendez-vous, des suivis. Mais dans la majorité des hôpitaux du Québec, si vous avez une dépendance aux opioïdes, on ne va pas vous donner les meilleures pratiques.»
Elle pense qu’il y a encore des préjugés et souhaiterait que davantage d’éducation soit faite sur la consommation illicite pour faire tomber les tabous.
«Ce sont des gens qui ont des passés traumatiques et c’est comme s’ils sont punis encore et encore pour ne pas être nés à la bonne place et pour avoir utilisé la consommation pour soulager leur souffrance.»
En plus d’ajouter des trousses de naloxone dans les pharmacies et les écoles, l’une des autres solutions, selon la docteure, serait de commencer à décriminaliser, comme c’est le cas dans le projet-pilote en cours en Colombie-Britannique.
«Je pense qu’en 2025, on est rendu à se questionner. Est-ce qu’on veut vraiment laisser ce marché-là à des gangs de rues, à des grands empires illégaux?» interroge-t-elle.
Pour elle, il est clair que puisque la consommation est illégale, les gens n’osent pas en parler, consomment en solitaires et ne demandent pas d’aide quand il le faut.
«Des meurtres»
Pour Mme Kelley, son garçon est mort dans le silence et elle ne comprend pas pourquoi on n’a pas réussi à attraper celui ou celle qui a vendu cette substance.
«C’est un meurtre. La personne l’a fait avec Raphaël, elle lui a enlevé sa vie. Elle va le refaire avec d’autres. Elle ne s’arrêtera jamais. Si moi je tire sur quelqu’un, je vais être condamnée tout de suite», affirme-t-elle.
Les policiers de Saguenay qui ont mené l’enquête pour le coroner disent que leur investigation est terminée. Même s’ils disent avoir vérifié le cellulaire de Raphaël, rien ne leur a permis de trouver une piste qui pourrait les mener au vendeur et ensuite au fournisseur.
Dans une déclaration écrite, le service de police répond: « Il importe de mentionner que pour chaque intervention en cas de décès suspect, incluant les cas de surdoses, le Service de police de Saguenay ouvre une enquête. Celle menée dans le cadre du décès de Raphaël Kelley n’a pas permis d’identifier le vendeur de stupéfiant en question puisqu’aucune information ou piste d’information n’ont été concluantes. Par ailleurs, le Service de police de Saguenay poursuit ses efforts afin de rehausser la pression sur le milieu criminalisé relié au trafic de stupéfiants notamment avec le Groupe d’intervention en violence urbaine.»
Les services de police de partout au Québec sont à l’affût. C’est le cas de ceux de Montréal et Longueuil entre autres. Sur la Rive-Sud le Service de police de l'agglomération de Longueuil a ouvert une enquête pour retrouver le vendeur de Jean-Patrice Nolin, mort lui aussi dans des circonstances semblables.
