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Exclusif

Ivujivik: un village oublié, malgré ses problèmes d’eau potable

La communauté inuite se sent «abandonnée par le Sud».

La communauté inuite se sent «abandonnée par le Sud».

Deux ans après le bris d’une conduite névralgique, l’approvisionnement en eau potable est toujours problématique à Ivujivik, le village le plus au nord du Québec. Même si le gouvernement provincial affirme avoir versé des millions de dollars pour financer les infrastructures du Nunavik, les travaux n’ont toujours pas débuté.

Ivujivik (prononcer I-vu-yi-vik) signifie en inuktitut «là où la glace, amenée par les marées, se fracasse». Le petit village est situé tout au bout du Québec, à l'extrémité de la péninsule de l'Ungava. Aucune route ne s'y rend, comme pour les 14 autres villages du Nunavik, la région nordique du Québec.

Chaque jour, ses quelque 400 citoyens doivent surmonter les obstacles propres à la géographie et au climat hostile de cette localité située au nord du 55e parallèle. Mais depuis deux ans, ses citoyens doivent aussi faire preuve d’ingéniosité pour avoir accès à une eau potable de qualité. La conduite qui alimentait le village en eau est hors service depuis maintenant deux ans, et les travaux tardent à être entamés. Le maire et ses citoyens se sentent oubliés par «le Sud» et certains dirigeants inuits.

Février 2021: la conduite éclate

Le système de distribution d’eau dans le Nunavik a ses particularités. Ce sont des camions-citernes qui transportent l’eau potable vers les résidences munies de réservoirs individuels. Les camions vont chercher l’eau à une usine de filtration et de traitement des eaux qui s’alimente dans un bassin grâce à un réseau d’alimentation fait de tuyaux qui s’étire parfois sur des kilomètres pour se rendre à un bassin d’eau douce.

Mais à Ivujivik, en février 2021, ce complexe réseau d’alimentation est devenu inutilisable. En raison du froid, les tuyaux gorgés d’eau ont gelé, puis une partie de la conduite reliant le bassin à l’usine du village a éclaté.

Temporairement et pour pouvoir alimenter en eau les citoyens, il est décidé qu’un camion-citerne aura la tâche d’aller chercher de l’eau, qui sera ensuite traitée au chlore et distribuée aux villageois. Un processus long et complexe, qui nécessite des allers-retours sans fin.

Mais le système alternatif a des ratés: l'eau distribuée aux citoyens est jaunâtre, a une odeur bizarre, et des particules en suspension y sont visibles. Certains citoyens se dépêchent alors d'aller vérifier leurs citernes d'eau: ils y retrouvent des dizaines de poissons morts. Le problème va perdurer pendant des semaines et miner la confiance des citoyens.

Noovo Info a rapporté à l’époque les déboires des citoyens d’Ivujivik. Le gouvernement du Québec s’était alors rapidement défendu d’avoir un rôle à jouer concernant l’absence de travaux pour réparer la conduite. Il faisait valoir que les 14 villages inuits, dont Ivujivik, sont gérés par un niveau de gouvernement régional qui a une grande autonomie, l’Administration régionale Kativik (ARK).

Ce qui devait être une situation temporaire est aujourd’hui encore une réalité. L’usine d’eau d’Ivujivik n’est toujours pas pleinement opérationnelle alors que les travaux pour réparer les conduites d’eau n’ont toujours pas débuté. Pourtant, 24 mois se sont écoulés depuis l’incident, se désole le maire d’Ivujivik, Adamie Kalingo.

Le maire d'Ivujivik Adamie Kalingo affirme que ses concitoyens et lui se sentent «oubliés par le Sud»..
Le maire d'Ivujivik Adamie Kalingo affirme que ses concitoyens et lui se sentent «oubliés par le Sud»..

L’anormalité se normalise

«Nous sommes revenus à l’ère de pierre», lance-t-il. Figure respectée d’Ivujivik, Adamie Kalingo est un écrivain reconnu et vu par ses pairs comme étant «l’historien du village». Mais au téléphone, l’homme habituellement calme ne décolère pas.

Depuis 24 mois, des avis d’ébullition sont diffusés chaque semaine à la population lui demandant de faire bouillir toute eau provenant de leur lavabo.

«Certains de mes citoyens décident maintenant d’aller chercher de la neige à plusieurs kilomètres du village pour ensuite la faire fondre afin d’avoir une eau qu’ils sont confiants de boire», décrit-il.

Le maire n’en revient pas que ses concitoyens en soient rendus là, alors que des sommes gigantesques ont été investies pour construire l’usine de filtration, puis la moderniser en 2014.

«En bref, nous avons une usine d’eau inutile de 3 millions de dollars qui ne fonctionne pas.»

Malgré ses récriminations répétées aux dirigeants des autres paliers de gouvernement, «rien ne change», laisse-t-il tomber d’une voix lasse.

Sa petite municipalité n’a pas l’expertise, ni les ressources financières et techniques, pour gérer seule ce problème.

Le directeur de l’école d’Ivujivik est également exaspéré. «Si on était dans le Sud, le problème aurait été réglé l’an dernier ou celle avant. Mais vu que les décideurs sont loin, ça ne bouge pas. Pourtant, on devrait avoir les mêmes avantages que les autres Québécois, on vit sous les mêmes lois», lance Thomassie Mangiok.

Résigné, il a installé un système de filtration d’eau dans sa maison pour s’assurer que sa famille ne soit «pas exposée à une eau contaminée».

A-t-il un message pour le gouvernement du Québec ou celui du Nunavik? «J’ai pris la parole il y a deux ans et je n’ai vu aucun changement. Je n’ai plus d’énergie pour chercher de l’aide. J’aimerais voir que quelqu’un est là pour nous», souffle-t-il.

Qui est responsable ?

En vertu d’une entente en vigueur depuis 2018, qui prendra fin en mars, le gouvernement québécois a versé 120 millions de dollars à l’ARK, spécifiquement pour des travaux d’immobilisations comme l’entretien des installations d’eau potable.

En coulisses, certains se demandent pourquoi l’aide n’arrive pas alors que l’ARK reçoit des millions spécifiquement pour ce genre de travaux. «Est-ce un manque d’expertise ou de compétences?» se demande une citoyenne qui se confie à Noovo info sous le couvert de l’anonymat. Le maire d’Ivujivik affirme que l’ARK ne semble pas du tout cerner l’urgence de la situation et devrait envoyer davantage d’aide à son village. «J’ai l’impression que l’ARK nous néglige et que ses dirigeants ne comprennent pas notre réalité», dit-il.

Depuis deux ans, l’ARK a refusé toutes les demandes d’entrevues de Noovo Info. Une nouvelle série de questions envoyée ces dernières semaines est elle aussi demeurée sans réponse.

Ian Lafrenière, ministre responsable des Relations avec les Premières Nations et les Inuit se défend de ne pas en faire assez ou de mal surveiller l’argent envoyé à l’administration régionale. Le ministre, qui a visité Ivujivik à deux reprises au cours des deux dernières années, affirme avoir demandé à trois reprises à l’ARK de rendre des comptes.  Il dit toutefois vouloir éviter d’adopter «approche paternaliste» à l’endroit des Inuit.

Le ministre des Relations avec les Premières Nations et les Inuit, Ian Lafrenière, lors d'une visite à Ivujivik en avril 2022.
Le ministre des Relations avec les Premières Nations et les Inuit, Ian Lafrenière, lors d'une visite à Ivujivik en avril 2022.

«Ils ont besoin d’eau, c’est vrai. Il y a un problème d’approvisionnement, c’est vrai. Mais ce n’est pas moi qui va débarquer en disant ce qu’il faut faire», réplique le ministre.

«Le Sud, on ne doit pas arriver en sauveur», estime M. Lafrenière.

«Quand on dit Nation à Nation, d’égal à égal, il faut respecter l’autorité en place», rappelle-t-il, ajoutant qu’à ses yeux, «l’ARK fait un bon boulot».

Hasard ou pas, après nos questions aux autorités ces dernières semaines, un appel d’offres a été lancé pour trouver quelqu’un qui peut réparer le réseau d’approvisionnement.

Le maire d’Ivujivik a bien rencontré le ministre Lafrenière. Mais il jette un regard plus critique sur leur rencontre. «Même s’il est venu une journée, il n’était pas là pour entendre les citoyens et entendre leurs critiques.»

«Il n’a pas compris la vraie nature de nos problèmes», juge Adamie Kalingo.

La goutte de trop

Les problèmes d’eau à Ivujivik ont provoqué la fermeture de l’école à plusieurs reprises, ne pouvant s’assurer que les élèves aient accès à une eau potable de qualité. Ça s’ajoute aussi aux autres défis de la communauté, qui peine à retenir ses jeunes adultes.

Les jeunes professionnels quittent Ivujivik vers le Sud pour étudier et vivre dans de meilleures conditions de vie, se désole le maire.

«J’ai l’impression que le problème est là. Nous n’avons pas de mécaniciens, d’électriciens, de plombiers, énumère M. Kalingo. Le système de l’éducation est déficient. Nous vivons donc un cycle infernal qui nous empêche de nous sortir de nos problèmes.»

Mais ces temps-ci, Adamie Kalingo a des préoccupations plus urgentes. Un blizzard est attendu ces prochains jours. Le camion qui déneige les routes est en panne, il craint que le camion-citerne qui transporte l’eau potable ne puisse pas circuler. «Nous vivons dans des conditions extrêmes, je vous disais!»