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Il y a «d’autres Marc Lépine», prévient une experte

La crainte d’un autre drame comme celui de Polytechnique est justifiée parce que «des imitateurs existent», estime la professeure Mélissa Blais.

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«On peut craindre un autre drame comme Polytechnique juste parce que des imitateurs existent.» C’est le déroutant constat qu’a partagé à Noovo Info Mélissa Blais, professeure au département de Sciences sociales de l’Université du Québec en Outaouais, alors que le Québec s’apprête à souligner la 36e commémoration du drame de l’École polytechnique de Montréal. Le 6 décembre 1989, 14 femmes ont été tuées par balle par un homme, poussé par une haine explicite envers les femmes et le féminisme.

Ce qui fait dire à Mme Blais qu’un autre drame du genre est possible, c’est qu’il y a déjà eu dans les dernières années des tentatives d’imitation du tueur de Polytechnique, heureusement déjouées par la police.

«Le dernier en lice a été arrêté pour incitation publique à la haine et il a fait de la prison», a-t-elle souligné parlant de Jean-Claude Rochefort.

Rochefort a été condamné à un an de prison en 2023 après avoir été reconnu coupable d’avoir volontairement fomenté la haine envers les femmes.

«L’homme était extrêmement virulent en ligne. Ce qu’il voulait, c’était de reproduire à l’identique en invitant quelqu’un à suivre une recette. Il avait ciblé des événements féministes et il avait ciblé l’UQAM [l’Université du Québec à Montréal] comme étant le lieu où l’on devrait commettre un attentat du même type», a raconté Mélissa Blais.

Et bien que ça puisse faire froid dans le dos, Rochefort n’est pas le seul homme à vouer une certaine admiration au tueur de Polytechnique.

Dans ces recherches sur le sujet, Mélissa Blais a étudié un autre phénomène inquiétant, soit celui d’héroïsation du tueur.

«Avec les médias sociaux numériques, on a ce phénomène d’héroïsation qui prend encore plus d’ampleur où l’on souligne le tueur chaque 6 décembre et où l’on espère, malheureusement, qu’un second tueur pourra commettre ce type d’attentat», a déploré la professeure en Sciences sociales.

Aussi questionnée par Noovo Info à savoir si le Québec doit craindre un autre drame comme celui de Polytechnique, Alex D. Ketchum, professeure en études féministes à McGill, a mentionné qu’il était difficile de savoir. «Nous continuons à observer des violences faites aux femmes et des féminicides au Québec, même après la tragédie de Polytechnique.»

«En tant qu’historienne, je ne cherche pas à prédire l’avenir. Je peux seulement affirmer que notre situation actuelle comprend la culture incel, la manosphère, la réaction hostile au mouvement #MeToo, ainsi qu’une législation accrue sur le corps des femmes et sur leur représentation (sous couvert de laïcité)», a-t-elle exprimé.

A-t-on progressé depuis 36 ans?

Si la société québécoise a permis des avancées au fil des années afin de reconnaître l’égalité entre les femmes et les hommes – et de reconnaître qu’il y a toujours du travail à faire – il n’en demeure pas moins que la cause féministe dérange encore certaines personnes.

Mais pourquoi?

«Il y a encore des hommes – une minorité il faut le souligner – qui pensent que ça leur enlève quelque chose. Que le féminisme est là pour leur enlever des droits, que le féminisme est là pour prendre la place des hommes», a expliqué Mélissa Blais.

La professeure estime que cette peur rend «fragiles» les progrès faits à ce jour pour atteindre l’égalité entre les hommes et les femmes. Elle croit qu’il faut également parlé de «recul» si on se concentre sur la haine en ligne, un phénomène «inquiétant».

Si la violence en ligne visant les femmes (et ses effets) est bien documentée, plusieurs oublient qu’il peut y avoir des impacts hors lignes.

«Il y a cette frontière très poreuse avec le quotidien, le physique, nos interactions en vis-à-vis et on le voit avec le phénomène des attentats Incel [célibataire involontaire en français] : ce qui se passe en ligne peut être très dommageable hors ligne, voire se rendre jusqu’à l’attentat contre des femmes», a expliqué Mme Blais.

Évidemment, il y a l’espoir. Les hommes véhiculant de la haine envers le féminisme sont une minorité.

«Il y aura toujours cette minorité de personnes qui vont considérer que le féminisme met à mal leurs intérêts et là où ils n’ont pas tort, c’est que si l’intérêt de ces hommes, cette minorité, est de dominer, de contrôler – on les retrouve ces discours sur Internet, des hommes qui exigent la domination et la soumission des femmes – si c’est ça leur intérêt, bien évidemment ils vont toujours se retrouver face à une horde de féminismes pour leur dire non», a partagé Mélissa Blais.

Et pour que cette minorité en reste une, l’empathie est sans doute notre meilleur allié en tant que société.

«Plus les gens sont empathiques, plus y il y a une prévention de la violence qui peut s’exercer au niveau de la sécurité publique et cette empathie se créer parce que dans la socialisation on amène les jeunes hommes à comprendre des réalités qui ne sont pas la leur», a conclu Mme Blais.

La haine envers les femmes en chiffres

Au Québec, il existe peu de données parlant précisément de la haine ou de la violence envers les femmes dans un contexte de misogynie.

La Sûreté du Québec a tout de même compilé et transmis à Noovo Info les chiffres faisant état des meurtres involontaires coupables, au 1er degré et au 2e degré ainsi que des tentatives de meurtres commis sur des femmes majeures sur le territoire de la SQ entre 2021 et 2025, pour un total de 142 victimes à ce jour.

Nombre de femmes majeures victimes de meurtre ou de tentative de meurtre sur le territoire de la SQ entre 2021 et 2025:

AnnéeNombre de femmes
202131
202226
202335
202428
202522 (en date du 3 décembre 2025)

Source: Sûreté du Québec

Les données du tableau n’incluent pas les chiffres des corps policiers municipaux du Québec comme le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), Service de police de la Ville de Québec (SPVQ), le Service de police de Laval (SPL) ou encore celui de Longueuil (SPAL).

À l’échelle du pays, de 2011 à 2021, en moyenne 102 femmes et filles ont été victimes d’homicides fondés sur le sexe chaque année au Canada, pour un total de 1125 sur cette période, selon des données partagées par le gouvernement du Canada.

Selon des données de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), la haine du sexe et du genre est en quatrième position du type de motivation de crime haineux le plus courant de 2015 à 2022 au Canada (289 incidents, représentant 1,8% des crimes haineux déclarés par la police) après la haine de la race et l’origine ethnique, la haine de la religion et la haine de l’orientation sexuelle.

Les crimes haineux ciblant le sexe ou le genre sont en hausse entre 2020 et 2022.

«Il est essentiel de remarquer que, comme les crimes haineux ciblant l’orientation sexuelle, les crimes motivés par la haine du sexe ou du genre ont tendance à comporter de la violence. Ces crimes ciblent également de façon disproportionnée les filles et les femmes», précise-t-on dans la publication Crimes et incidents motivés par la haine au Canada, de la GRC.

La publication précise aussi que «les filles et les femmes racialisées et appartenant à des minorités religieuses — notamment les filles et les femmes de communautés musulmanes et autochtones — ont tendance à connaître les niveaux les plus élevés de cette victimisation».

Réseaux sociaux: la haine sans filtre

La haine en ligne – allant des insultes aux menaces réelles – est un fléau alors que nous sommes à l’ère du numérique et des réseaux sociaux. Il suffit de suivre les pages de quelques femmes influentes – que ce soit en politique, dans le domaine syndical, dans le monde des affaires ou dans le secteur culturel – pour y constater de nombreux messages sexistes et violents.

D’ailleurs, selon la Fondation canadienne des femmes, une femme sur cinq est victime de harcèlement en ligne au Canada.

«La haine, le harcèlement et les abus numériques liés au genre se produisent tous les jours. Ils sont omniprésents, urgents et croissants.»

—  Fondation canadienne des femmes, «La haine, le harcèlement et la violence numériques fondés sur le genre»

Selon des données de Statistique Canada, depuis le début de 2025, plus de 40 400 cybercrimes ont été déclarés par la police. Du nombre, on retrouve notamment 1 384 cas d’harcèlement criminel, 2 946 cas de communications indécentes ou harcelantes et 2402 cas où des menaces ont été proférées. On ignore toutefois la proportion des femmes figurant parmi les victimes.

Depuis quelques années, la haine en ligne d’ordre général – et celle visant les femmes en particulier – fait d’ailleurs l’objet de nombreuses sorties publiques alors que des vedettes québécoises n’hésitent plus à dénoncer leurs cyberharceleurs (et cyberharceleuses, il faut le dire) notamment en les exposant sur les réseaux sociaux.

Des sorties publiques ont aussi été faites par des politiciennes, tant au niveau municipal que provincial et fédéral.

L’une des plus récentes sorties publiques a été faite en septembre dernier par Maude Marquis-Bissonnette, alors mairesse sortante de Gatineau, et candidate aux élections municipales de novembre.

Mme Marquis-Bissonnette exigeait alors plus de respect sur les réseaux sociaux.

«C’était un appel à la vigilance […], on débutait la période électorale et on sait que c’est une période où les esprits s’échauffent, donc je voulais appeler tout le monde à se parler, mais à se parler avec respect», a confié mardi à Noovo Info celle qui a été réélue à la mairie de Gatineau.

Maude Marquis-Bissonnette, mairesse de Gatineau
Maude Marquis-Bissonnette, mairesse de Gatineau Maude Marquis-Bissonnette, mairesse de Gatineau (Gracieuseté)

Maude Marquis-Bissonnette a affirmé qu’elle recevait des messages et des commentaires sur les réseaux sociaux – notamment sur son physique – «qu’on n’adresserait pas à des hommes».

«J’ai l’impression, oui, que de la violence en ligne ont en subi plus comme femme. Je me suis fait dire des commentaires comme «Tu devrais rester à la maison, comme femme, c’est ta place», a-t-elle raconté en en soulignant qu’elle ne croyait pas que ces collègues masculins reçoivent de tels commentaires.

«Je suis consciente que les attentes envers moi ne sont pas les mêmes qu’envers mes collègues masculins. J’ai grandi avec le drame de Polytechnique, j’ai eu une prise de conscience assez jeune dans ma vie qu’il y avait des défis auxquels faisaient face les femmes et qu’on n’avait pas atteint une pleine égalité», a-t-elle souligné.

La politicienne est évidemment préoccupée par cette haine en ligne, mais aussi par les violences faites aux femmes et par les personnes prônant l’antiféministe.

«Ça me préoccupe avant tout comme maman de garçons, ça me préoccupe comme femme, comme citoyenne, ça me préoccupe aussi comme politicienne, je pense que c’est une préoccupation qu’on doit tous avoir comme pour n’importe quelle violence envers les femmes», a-t-elle confié à Noovo Info.

Si les messages violents prennent une certaine place sur les réseaux sociaux, Maude Marquis-Bissonnette considère qu’il y a aussi beaucoup de bienveillance.

«Il y a beaucoup de gens, beaucoup de femmes et d’hommes, et de jeunes femmes, qui sont contents de voir des femmes, relativement jeunes, arriver dans des lieux de pouvoir. Il y a plus de positif que de négatif», a-t-elle partagé.

Que fait la justice contre la haine envers les femmes?

Le Code criminel canadien contient évidemment des infractions punissables par la loi lorsqu’il est question de violence ou de haine envers les femmes, que ce soit le harcèlement, l’intimidation, les violences physiques et sexuelles ou à l’extrême, le meurtre.

Au niveau de la haine en ligne, si la Charte canadienne des droits et libertés protège la liberté d’expression, elle est aussi assujettie à des limites.

Ainsi, le Code criminel contient des infractions de propagande haineuse afin de protéger le public contre les formes extrêmes de discours haineux.

Ces infractions sont notamment: préconiser ou fomenter le génocide d’un groupe identifiable, inciter à la haine contre un groupe identifiable dans un lieu public […] et fomenter volontairement la haine contre un groupe identifiable par la communication de déclarations autrement que dans une conversation privée.

Le Code criminel définit un groupe identifiable comme «toute section du public qui se différencie des autres par la couleur, la race, la religion, l’origine nationale ou ethnique, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’identité ou l’expression de genre ou la déficience mentale ou physique».

PolySeSouvient

Si la tuerie de Polytechnique a mis en lumière la nécessité de continuer le travail pour atteindre l’égalité entre les hommes et les femmes, elle aura aussi fait naître un autre combat, celui d’un meilleur contrôle des armes à feu.

Polytechnique, en mémoire des 14 victimes Plaque commémorative en mémoire des 14 victimes du drame de Polytechnique du 6 décembre 1989. (Graham Hughes | La Presse canadienne)

Les membres de PolySeSouvient – un groupe fondé après la tuerie de 1989 et composé notamment de survivantes et de membres de la famille des victimes – ont célébré quelques victoires au fil des ans avec l’adoption, entre autres, du projet de loi C-17 en 1991 et le projet de loi C-68 en 1995, qui inclut un système de permis de possession et l’enregistrement de toutes les armes à feu.

En novembre dernier, PolySeSouvient a toutefois envoyé une lettre au premier ministre du Canada, Mark Carney, afin de lui signifier «l’urgence d’interdire le modèle soviétique SKS et de mettre en œuvre les mesures de l’ancien projet de loi C-21 qui touchent la violence intime».

«Le SKS a été littéralement conçu pour la guerre et est couramment utilisé dans les fusillades de masse et les meurtres de policiers. Si l’interdiction n’est pas globale, les armes d’assaut resteront légalement disponibles et l’intérêt du public en termes de sécurité accrue face à la violence armée sera compromis», ont écrit les membres de PolySeSouvient.