Justice

L'affaire de la tarification au compte-gouttes de Cineplex portée en appel

Cette affaire est cruciale pour le Bureau, car des millions de Canadiens ont payé des frais supplémentaires à Cineplex.

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f75b0d7c33e3eea72b81ee506f4b985fcacff3b7e9e78c7454774152bf46f987.jpg Un cinéma Cineplex à Toronto, le lundi 16 décembre 2019. (Aaron Vincent Elkaim | La Presse canadienne)

Cineplex se présentera devant les tribunaux mercredi pour contester une décision et une amende de 38,9 millions $ qui, selon les experts, devrait servir d'avertissement aux autres entreprises.

Le géant du cinéma fait appel d'une décision du Tribunal de la concurrence de septembre 2024 qui a jugé que Cineplex avait induit les spectateurs en erreur en ne divulguant pas immédiatement les frais pouvant atteindre 1,50 $ que certains clients devaient payer pour réserver leurs billets en ligne.

À l'origine de l'affaire en 2023, le Bureau de la concurrence a indiqué que l'incident constituait une pratique de tarification au compte-gouttes, qui consiste à proposer un prix bas pour attirer les clients avant qu'ils ne soient surpris plus tard lors du processus de paiement par des frais qui font grimper leur prix final.

Cineplex, qui a refusé de commenter, a exprimé son désaccord avec la décision, affirmant avoir été transparente quant aux frais, qui peuvent être évités en achetant des billets au cinéma.

Quel que soit le vainqueur devant la Cour d'appel fédérale, les experts jugent que l'organisme de surveillance de la concurrence espère faire valoir un point: si vous pratiquez la tarification au compte-gouttes, faites attention.

«Le Bureau envoie un signal clair au marché : il ne tolérera pas les entreprises qui annoncent un prix irréalisable, et c'est précisément ce que représente l'affaire Cineplex», a expliqué Vass Bednar, coauteure de «The Big Fix: How Companies Capture Markets and Harm Canadians».

Plusieurs secteurs touchés

Cette affaire est cruciale pour le Bureau, car des millions de Canadiens ont payé des frais supplémentaires à Cineplex et l'organisme de surveillance a la responsabilité de les défendre. La lutte pourrait cependant avoir des répercussions bien au-delà de l'industrie cinématographique, et toucher tout secteur qui impose des frais dans le processus de vente.

«Ces petits pièges sont ce à quoi les gens sont confrontés chaque jour», a souligné Mme Bednar.

Elle cite l'exemple du secteur aérien, qui a connu une «grande dissociation des prix» avec l'intensification de la concurrence.

Les transporteurs aiment bien dire à leurs clients qu'ils offrent le prix le plus bas, mais ils ajoutent souvent, au moment du paiement, des suppléments carburant et des frais pour le choix d'un siège ou le transport d'un bagage.

«Ils nous trompent en quelque sorte sur les possibilités, ce qui fait perdre du temps aux gens, car il est plus difficile de comparer les offres», a avancé Mme Bednar.

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Le problème ne se limite pas aux secteurs où les billets sont vendus. Comme l'a constaté le Bureau, il se manifeste dans toutes sortes de transactions.

Il a intenté des poursuites pour tarification au compte-gouttes contre le service de livraison DoorDash, le diffuseur SiriusXM Canada, le parc d'attractions Canada's Wonderland, TicketNetwork et plusieurs services de location de voitures.

Les affaires DoorDash et Canada's Wonderland n'ont pas encore été entendues par le Tribunal de la concurrence, et toutes les affaires ne parviennent pas jusqu'à cette instance. Il arrive que le Bureau parvienne à une résolution avec sa cible sans que l'organisme quasi judiciaire ne se saisisse de l'affaire.

SiriusXM, par exemple, a conclu une entente pour payer une pénalité de 3,3 millions $ l'an dernier.

L'année précédente, TicketNetwork avait déboursé 825 000 $ après que le Bureau avait allégué que des frais obligatoires avaient augmenté de plus de 38 % en moyenne, et, dans certains cas de plus de 53 %, les prix annoncés par l'entreprise.

Avant cela, une série d'enquêtes sur la pratique de la tarification au compte-gouttes impliquant Avis/Budget, Hertz/Dollar Thrifty, Enterprise et Discount Car & Truck Rentals avait abouti à des sanctions administratives pécuniaires totalisant 5,95 millions $.

Une loi en soutien

La pratique de la tarification au compte-gouttes existait bien avant que le Bureau ne s'attaque à ces affaires, mais elle a récemment pris un nouvel essor, car les gens achètent davantage en ligne et la loi a commencé à rattraper son retard, a mentionné Jennifer Quaid, professeure de droit à l'Université d'Ottawa et spécialiste de la concurrence.

Les modifications apportées ces dernières années à la Loi sur la concurrence ont renforcé le statut de pratique commerciale trompeuse de la tarification au compte-gouttes et ont permis d'imposer des sanctions plus nuancées.

Le succès rencontré depuis a trouvé un écho auprès des Canadiens et a fait de la tarification au compte-gouttes une source de fierté pour le Bureau en matière d'application de la loi, selon Mme Quaid.

«Il est beaucoup plus difficile pour le Bureau de gagner les cœurs et les esprits en matière de droit des fusions ou d'abus de position dominante, car ce sont des affaires colossales qui prennent beaucoup de temps et dont les procédures sont insuffisantes, a-t-elle ajouté. En matière de marketing trompeur, leur machine est bien rodée (…) et elle touche les gens sur le terrain.»

L'appel de Cineplex sera aussi important pour les consommateurs que pour l'organisme de surveillance.

«C'était une victoire importante pour le Bureau. Il va vouloir la protéger», a souligné Mme Quaid.

Les enjeux sont tout aussi importants pour Cineplex. Ces dernières années, son accord de vente a échoué et s'est soldé par un coûteux procès que l'entreprise a gagné, mais n'a pas pu recouvrer. Pendant ce temps, les plateformes de diffusion en continu minent le secteur de l'exploitation cinématographique.

L'avis d'appel de Cineplex indique qu'elle soutiendra que le tribunal a commis une «erreur» dans sa décision, car l'entreprise divulgue ses frais de réservation en ligne «immédiatement et clairement» sur la première page du processus de vente. Ces frais peuvent être évités en effectuant un achat en salle ; par conséquent, l'affaire devrait être rejetée, dira Cineplex.

Le Bureau a toutefois soutenu qu'il considérait la décision du tribunal comme «une victoire éclatante pour les Canadiens». Dans sa réponse, il affirme que la décision devrait être maintenue, car Cineplex a annoncé des prix de billets «inatteignables» et n'a pas clairement indiqué qu'un achat en salle entraînerait la suppression des frais.

Si le Bureau obtient gain de cause, Mme Quaid estime que le message aux entreprises serait clair. «Nous surveillons, vous pourriez vous faire prendre, et nous vous poursuivrons en justice», a-t-elle précisé.