Après le décès de son conjoint Karl Tremblay, chanteur des Cowboys Fringants, Marie-Annick Lépine a perdu l’accès à une partie de leurs souvenirs numériques, faute de mots de passe. Ce phénomène, que les experts appellent «mort numérique», concerne désormais un nombre croissant de personnes dans un monde où photos, vidéos et documents importants se trouvent majoritairement en ligne.
«C’est une expression qui va être utilisée pour parler du sort de nos données numériques après le décès. Au cours de notre vie, on laisse de très nombreuses traces numériques derrière nous», explique Me Alexandre Plourde, avocat et analyste chez Option consommateurs.
«On parle de mort numérique, mais ce qui nous guette en fait, c’est l’éternité numérique», nuance-t-il. Selon lui, certaines plateformes conservent les données indéfiniment, sauf en cas de demande de suppression.
Entre souvenirs inaccessibles et «éternité numérique»
Me Plourde distingue deux enjeux principaux. Le premier concerne l’accès aux données par les proches: certaines photos ou messages précieux peuvent devenir inaccessibles, tandis que d’autres héritiers pourraient accéder à des contenus privés que le défunt n’aurait pas souhaité partager.
Le second enjeu touche le contrôle de son vivant: «Je peux déterminer à qui je vais léguer ces données-là […], quelles données je veux léguer et lesquelles doivent être supprimées après mon décès», précise Me Plourde.
Un cadre légal flou
Les données numériques sont considérées comme des renseignements personnels et « mes héritiers, mes proches, ils n’ont pas accès légalement à ces données-là lors de mon décès, sauf pour régler certains aspects liés à la succession», souligne l’avocat.
La réforme de la loi 25 au Québec, qui encadre la protection des renseignements personnels dans le secteur privé, permet toutefois aux entreprises de donner accès à certaines informations, si on estime que cela peut aider dans le processus de deuil des proches.
Pour Me Plourde, cette avancée reste limitée par rapport au modèle français, qui offre non seulement un droit d’accès à certains souvenirs numériques, mais aussi la possibilité de laisser des directives sur le devenir de ses comptes.
Les solutions offertes par les plateformes
Certaines plateformes proposent des options concrètes. «Facebook permet la création d’un compte commémoratif ou la suppression du compte, au choix de l’utilisateur. On peut aussi désigner un contact légataire […]. Google offre également des paramètres pour gérer les comptes inactifs», rappelle M. Plourde.
Il déconseille toutefois de transmettre ses mots de passe: «Souvent, c’est contraire aux conditions d’utilisation», explique-t-il. Et si le mot de passe des années plus tard, la démarche devient caduque.
Alexandre Plourde suggère plutôt de partager certains documents de son vivant, par exemple sur un disque dur ou dans un espace en ligne accessible à la famille, ainsi que de dresser un inventaire de ses comptes.
Vers une nouvelle ère de la mort numérique?
L’avocat spécialisé souligne que les enjeux liés à la mort numérique pourraient évoluer avec l’intelligence artificielle.
Il rappelle qu’il y a une dizaine d’années, certains imaginaient déjà des chatbots capables de recréer un avatar numérique à partir des données d’une personne décédée. L’auteur Jean-Philippe Baril Guérard consacrait d’ailleurs son roman Manuel de la vie sauvage à cette idée. «Mais finalement, peut-être que la réalité aura rattrapé la science-fiction», conclut Alexandre Plourde.

