Le 6 décembre 1989. Un homme s’introduit à l’école Polytechnique de Montréal. Il divise une classe en deux et fait sortir les hommes. Vêtu d’un habit militaire, il dira: «J’hais les féministes». Il prononcera ces paroles juste avant de tirer sur les étudiantes devant lui, celles ayant eu l’insolence d’étudier l’ingénierie.
Quelque temps après, un mur à l’Université Waterloo est recouvert par ces mots : WHAT DO YOU CALL 14 DEAD FEMINISTS IN MTL? A GOOD START. – the M. LEPINE FAN CLUB.
Parce que le terme «incel» n’existait pas en 1989, il y a une lacune claire d’analyses de cet attentat dans la littérature sur la violence incel. Au lendemain du massacre, des voix féministes essaient de se faire entendre, mais elles demeurent dans les marges d’autres discours sur le contrôle des armes à feu, sur la folie du tueur et ses origines algériennes. Et ce sera toujours ainsi. Il faudra 30 ans juste pour reconnaître cette tuerie de masse comme un acte antiféministe.
Dans les forums de discussions d’incels, Marc Lépine, au même titre qu’Elliott Rodger, est élevé au rang de saint. Il est considéré comme une sorte de martyr, mort pour la cause par des milliers d’hommes radicalisés qui marchent parmi nous.
En 2023, Jean-Claude Rochefort, un blogueur antiféministe et un admirateur de Marc Lépine est arrêté pour incitation à la haine. Rochefort parlait de Lépine comme d’un saint, d’un héros, d’un martyr, d’un modèle. Sur l’une des photos fabriquées par Rochefort, on aperçoit Lépine à côté d’un policier. En dessous, on lit: «Fais-nous une faveur Marc, tue toutes ces salopes». Avant son arrestation, plus de 60 000 personnes fréquentaient son blogue. Et ce n’est pas le seul en son genre.
Après un an de prison, l’admirateur de Lépine a dit n’avoir maintenant plus besoin d’écrire sur le sujet parce d’autres écrivent beaucoup mieux que lui. Puis Rochefort a déclaré cette phrase qui glace le sang: «Il y a de la relève».
La communauté incel est la part la plus violente de la manosphère. Elle est dans des blogues, des forums, des podcasts, des groupes de discussions. Elle recrute de différentes manières, avec des algorithmes tirant les hommes seuls sur leur contenu, et à partir de là, ça va de pire en pire. Les hommes en ressortent violents et déshumanisés.
La communauté incel, c’est une machine à Marc Lépine. Mais la plupart des gens ne la connait pas ou ignore son pouvoir, sa portée et ses conséquences. Elle est souvent oubliée ou classée comme inoffensive. On parle des groupes de discussion de la manosphère en ligne comme justement que ça, un discours qui n’a aucun rapport avec la vraie vie. Mais leur rage est réelle.
Au Québec, on a de la difficulté à analyser les événements en un tout cohérent et interrelié. On parle de féminicides, de la violence que reçoivent les femmes en ligne, on parle de maisons pour femmes violentées qui débordent. Et le 6 décembre, on commémore le massacre de Polytechnique. Les politiciens nous sortent chaque année les mêmes phrases creuses sur notre devoir de mémoire. Mais rien sur ces femmes qui meurent là, maintenant, pourtant sous les coups d’une haine viscérale pas si différente que celle que nous portait Marc Lépine.
On préfère croire que c’est mort et enterré, cet épisode de notre histoire. On veut penser que le massacre de la Polytechnique n’a rien à voir avec nous. Cette phrase lancée par l’admirateur de Marc Lépine reste avec moi. Il y a de la relève.
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