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Depuis les vagues #metoo, plusieurs personnalités reviennent dans l’espace médiatique en affirmant avoir changé. J’aimerais exprimer, non pas sans crainte, un malaise grandissant que je ressens face à tout cela.
Depuis les vagues #metoo, plusieurs personnalités reviennent dans l’espace médiatique en affirmant avoir changé. S’il s’agit surtout d’une opération charme ainsi qu’une manière de tâter le terrain pour (nous) demander une deuxième chance, j’aimerais exprimer, non pas sans crainte, un malaise grandissant que je ressens face à tout cela.
Le malaise vers lequel je pointe avait été partiellement exprimé dans mon essai, Le privilège de dénoncer où j’avais écrit: «On peut considérer que, dans une certaine mesure, les vagues de dénonciations suivent la même logique que le féminisme carcéral et punitif.»
Au sein des mouvements féministes et antiracistes, plusieurs critiques légitimes émergent depuis fort longtemps envers la police, le système de justice et les prisons. Ces critiques sont nécessaires, car elles permettent des discussions de grand intérêt public. Elles m’auront aussi permis d’avoir voix au chapitre.
Bien que cette démarche m’ait demandé du courage, je doute que je puisse avoir écrit Le privilège de dénoncer à une autre époque ou dans un autre contexte politique. Parler vient avec un coût et je suis assise sur les épaules de celles qui m’ont précédée. Les poursuites en diffamation visant les survivantes sont un exemple de ce prix à payer.
Plusieurs analystes ont présenté #metoo comme un système de justice parallèle, voire un effondrement de notre état de droit. Pourtant, je ressens, dans une certaine mesure, que les vagues de dénonciations incarnent un prolongement des institutions pénales… que l’on s’évertue pourtant à critiquer au nom de la justice sociale.
Certes, personne n’a droit à une carrière médiatique. Il s’agit d’un privilège. Dans d’autres contextes de travail, de «simples citoyens» se seraient fait montrer la porte pour beaucoup moins. Voir des vedettes se faire donner une énième chance, même après avoir commis des fautes graves suscite l’indignation chez plusieurs survivantes. Car, nombreuses parmi elles ont vu leurs champs des possibles se rétrécir, non pas par manque de talent, mais en raison des conséquences de ce qu’elles ont subi. Nous faisons bien peu de cas de ce vol de potentiel pour elles et pour nous.
Ces sonneuses d’alerte ne sont pas à blâmer. Si nos institutions avaient été à la hauteur de leurs promesses, nous n’en serions pas là. Cela fait des décennies que des voix s’élèvent pour déprivatiser les violences sexuelles en insistant sur sa dimension politique. Lorsque l’on parle de «libération de la parole» en référence à #moiaussi, disons que c’est l’écoute qui a été un peu plus au rendez-vous, pour une fois.
La colère est une émotion incomprise. Dans notre société, les femmes et les personnes racisées n’y ont pas droit. Pourtant, ressentir de la colère indique que l’on sait que l’on mérite mieux. La colère ne surgit jamais de nulle part. Quand on passe des siècles à se faire gaslighter par un système qui fait la sourde oreille, il ne faut pas s’étonner qu’un jour, l’implosion explose. Sans la colère, peu de choses auraient bougé.
On peut débattre des moyens employés, mais ce n’est pas tout le monde qui peut mettre des mots sur ses maux. Être écouté est aussi un privilège. En ce mois de l’Histoire de Noirs, alors que l’on reparlera du fameux rêve américain de Martin Luther King, rappelons que ce dernier a aussi dit que les émeutes sont le langage de ceux que l’on n’entend pas.
Je songe souvent aux dénonciatrices… mais aussi aux personnes dénoncées. Maintenant que l’eau des vagues est en dormance relative, je me demande comment tous ces gens vont.
Plus encore, je me demande comment se fait-il que plusieurs d’entre elles soient toujours debout, considérant la grande violence qu’elles ont subie ? Pour plusieurs, le soutien de leur entourage a fait toute la différence. Or, j’ai eu la gorge nouée lorsque je me suis demandé si j’avais pu me relever de tempêtes similaires si j’avais été dans leurs souliers.
Nommer ce genre de choses est tabou dans certains espaces où on lutte contre les inégalités. C’est un problème lorsque des «leaders» s’entourent de yesmen et de yeswomen et que toute dissidence est réprimée. Paradoxalement, plusieurs de ces « leaders » se présentent comme de grands défenseurs de la liberté d’expression des survivantes.
Si plusieurs survivantes ont choisi de raconter leurs expériences sans dire de nom, ce n’est pas exclusivement par crainte de se faire museler par le droit. Parfois, c’est pour éviter de reproduire la violence de la logique carcérale dans la vie des personnes dénoncées et de leurs proches.
Vous m’excuserez, mais pousser des êtres humains, dont certains sont nos pair·es, au bord du gouffre n’est pas de la justice sociale pour moi. Même s’ils ont commis une erreur. Même s’ils m’ont personnellement fait du mal. Et pendant que l’on focalise sur ces «monstres», on occulte la dimension systémique de ce fléau.
Je ne parle pas ici «d’extrême gauche.» Il s’agit d’une fausse équivalence avec la droite. Les «wokes» — terme que je n’ai jamais vu être autant utilisé que depuis la mort de George Floyd — militent au nom d’idéaux nobles qui ne représentent pas un danger physique ou immédiat pour autrui. Or, on peut aussi jeter quelqu’un dans un précipice par l’impulsion de nos mots.
Les milieux progressistes doivent faire leur autocritique pour permettre le progrès individuel et collectif recherché. Je ne prétends pas avoir toutes les réponses. Mais il y a quelque chose d’élitiste dans le fait de parler comme si l’on avait toujours su ce que l’on sait.
Au-delà de la colère, il nous faut réfléchir à ce l’on souhaite bâtir. Parfois, ça commence par ne pas reproduire certaines atrocités. Comme le dit Audre Lorde, poétesse lesbienne et emblème du Black feminism: les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître.
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