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Si la représentation est importante, elle ne peut pas être une finalité en soi. Ces bris de verre que l’on célèbre à répétition sont également le symptôme de plusieurs autres choses.
Au début du mois, les députés fédéraux ont élu le député libéral Greg Fergus à titre de président de la Chambre des communes du Canada. C’était dans le contexte d’une immense bourde commise par son prédécesseur, Anthony Rota, qui avait mené tous les élus, sans le savoir, à ovationner un ancien combattant nazi, et ce, en présence du président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky. Dans la foulée, Rota avait été forcé de démissionner. Fergus est devenu le premier homme noir du pays à occuper cette fonction.
Quelques heures après, nous apprenions que le nouveau premier ministre du Manitoba est dorénavant Wab Kinew, chef du parti néo-démocrate de cette province. Cette élection est elle aussi considérée comme historique, car Kinew est originaire de la nation ojibwée d’Onigaming (située en Ontario). Il est devenu le premier premier ministre d’une province canadienne issu d’une Première Nation.
En tant que femme noire d’origine haïtienne et née au Québec, je comprends fort bien l’importance de la représentation. Je saisis également tout le poids que cela implique également, autant dans ses dimensions positives que négatives. Pour les personnes ayant brisé ces plafonds de verre, qui portent et incarnent cette représentation au quotidien, souvent bien malgré elles. Pour les jeunes aussi qui observent ces individus ayant marqué l’Histoire.
J’ai passé une grande partie de ma jeunesse à espérer voir des personnes qui me ressemblent dans l’espace public, politique et médiatique dans cette province. Pas uniquement au niveau de l’apparence, de la carnation de peau ou encore du milieu socio-économique de provenance, mais aussi en ce qui a trait au « type » de parole portée. Il est capital de voir des représentations de personnes noires heureuses et qui vivent des choses positives. C’est également crucial d’avoir davantage de personnes noires qui s’autorisent, à juste titre, à critiquer cette province, sans se faire systématiquement taxer d’être « ingrats » ou de faire du « Québec-bashing ».
Je l’ai déjà dit — et je pense toujours autant — qu’on critique sa patrie parce qu’on l’aime. Parce qu’on a des exigences envers elle. Parce qu’on y est investi émotionnellement (et pas uniquement en impôts et en taxes). Parce qu’on veut la voir atteindre tout son potentiel pour le plus grand nombre. Parce qu’il y a une parcelle de soi qui croit en sa capacité d’accomplir cela. Sans espoir et sans idéaux, on ne se donnerait même pas la peine d’élever la voix, de prendre la plume et le clavier ou encore de marcher dans les rues.
Oui, j’ai souvent ressenti de la frustration face à des stéréotypes véhiculés qui peuvent complètement vider certains personnages de téléséries — et personnalités publiques — de toute complexité humaine. Et qui, directement ou indirectement, viennent rétrécir, à petit feu, le champ des possibles de nombreux jeunes issus de communautés minorisées.
Or, comme le disait, le poète et musicien américain, Gil Scott-Heron, « la révolution ne sera pas télévisée. » Si la représentation est importante, elle ne peut pas être une finalité en soi. De plus, ces bris de verre que l’on célèbre à répétition sont également le symptôme de plusieurs autres choses.
Premièrement, c’est le signe du « retard » de notre société sur de nombreux enjeux d’équité, de droits de la personne et de justice sociale.
Deuxièmement, elle occulte la joute de l’exceptionnalité et de la respectabilité. Bien souvent, il faut avoir un parcours « hors du commun », « faire l’impossible » et travailler « six fois plus fort » pour entendre le son du verre brisé et que sa résonance atteigne les gens qui nous ressemblent et l’ensemble de la société. Nous n’avons pas le privilège de la médiocrité.
Troisièmement, elle invisibilise toute la chaîne des personnes, qui de génération en génération, ont résisté pour nous permettre de briser ces plafonds de verre en 2023. Ces « nobodies » qui ont souvent dû faire le deuil de plusieurs de leurs rêves. Qui ont été injustement privés l’expansion de leur champ des possibles. Ces « nobodies » qui n’ont jamais pu briser de verre à la manière dont on le définit dans les livres d’Histoire, parce que trop souvent heurtés au plafond de brique d’une maison n’ayant jamais été pensée et bâtie par eux, pour eux.
Enfin, il faut résister à la tentation d’instrumentaliser ces bris de verre pour nous faire croire, à tort, que tout est « réglé ». Lorsque Barack Obama est devenu le 44e président des États-Unis, plusieurs parlaient d’une société américaine « post-raciale. » Non seulement l’élection de son successeur, Donald Trump, est l’incarnation même d’un ressac face à l’élection d’Obama. Plus encore, de nombreuses personnes noires ont vu leurs conditions de vie demeurer inchangées malgré l’élection du premier président noir de l’histoire des États-Unis.
Lors de son premier mandat, le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, avait déclaré fièrement « Because it’s 2015! » lorsque questionné sur la pertinence du premier cabinet paritaire au palier fédéral.
Et bien, nous sommes en 2023.
Il nous faut considérer l’expérience subjective de ces personnes au sein de ses espaces. Sont-elles condamnées à la fameuse « falaise de verre » ? Est-ce que les conditions sont réunies pour que ces pionnières et pionniers puissent y perdurer sans tout sacrifier ? Est-il possible de mobiliser une relève ?
Au-delà des réussites individuelles — qui sont, effectivement, à célébrer —, il faudra bien arriver à un moment où cela ne sera plus un « évènement » qu’une personne noire ou autochtone atteigne un poste de pouvoir et de décision dans ce pays.